Le souci de l’autre et le soin au fondement de la vie humaine

 

 

Une approche anthropologique des questions sociales et politiques

 En 1982, dans un livre pionnier : « In a different voice », Carol Gilligan a porté un nouveau regard sur la manière de formuler des jugements moraux, en écoutant autrui et en prenant en compte cette expérience. Cette attention à l’autre ouvre la voie à une sollicitude à son endroit. A partir de ce changement de regard, un mouvement nouveau va apparaître et se développer rapidement : le mouvement du « care », du « prendre soin ».

Dans un livre sur « l’éthique du care », Fabienne Brugère commente cette nouvelle approche morale et sociale (1) :
« La voix différente » de Carol Gilligan, nous dit-elle, « inaugure un problème à la fois philosophique, psychologique, sociologique et politique, celui du « care ». Il existe une « caring attitude », une façon de renouveler le problème du lien social par l’attention aux autres, le « prendre soin », le « soin mutuel », la sollicitude et le souci des autres. Ces comportements adossés à des politiques, à des collectifs ou à des institutions s’inscrivent dans une nouvelle anthropologie qui combine la vulnérabilité et la relationalité, cette dernière devant être comprise avec son double versant de la dépendance et de l’interdépendance » (p 3).

Théïa Lab : « Une agence associative de recherche-action en anthropologie » (2)

« Le souci de l’autre et le soin » apparaît sur le site : Théïa Lab comme une des principales thématiques du groupe de recherche qui se présente dans les termes d’une  « Agence associative de recherche- action en anthropologie » avec cette belle devise : « Comprendre par l’attention. Agir dans la relation ». Plus précisément, Théïa Lab se définit comme « une agence d’études et d’expertise en sciences sociales tournée plus particulièrement vers l’anthropologie. Composée de professionnels issus des mondes de la recherche et de la création, elle est spécialisée dans la recherche appliquée et la recherche-action, l’innovation sociale et environnementale.

Une approche anthropologique

« L’anthropologie consiste étudier l’humain du passé comme du présent. Le mot vient du grec : « anthropos » (humain) et « logia » (étude). Elle se subdivise en plusieurs spécialité » (3).

L’équipe de Théïa Lab nous explique pourquoi elle adopte une approche anthropologique. « L’anthropologie est une discipline particulièrement pertinente pour répondre aux enjeux qui sont les nôtres… Sa spécialisation sur les méthodes de terrain, les approches qualitatives, autant que sur son sens de l’itération entre local (et même micro-local) et les dynamiques globales, universelles, font d’elle une discipline scientifique ancrée dans une tradition déjà ancienne, et simultanément, parfaitement adaptée aux défis du monde contemporain… Ces convictions nous amènent tout particulièrement à privilégier les missions d’utilité publique, les réflexions qui conduisent à un mieux-être de tous en général, et des plus vulnérables en particulier… Pour agir, notre orientation est double : rendre visible, intelligible / éduquer et mettre en place des actions dans le cadre de politiques publiques et de projets ».

Le souci de l’autre et le soin

 Théïa Lab nous présente les grandes thématiques dans lesquelles son activité se déploie : habiter le monde en commun ; individuation et citoyenneté ; création artistique et droits culturels ; l’éducation par l’attention ; le souci de l’autre et le soin. Cette dernière thématique : « le souci de l’autre et le soin » rejoint nos partages précédents sur ce blog autour du care (1), du soin tel que Cynthia Fleury l’approche dans sa publication : « Le soin est un humanisme » (4), la réflexion philosophique de Corine Pelluchon sur la vulnérabilité et la relation à autrui en terme de considération (5).

L’équipe de Théïa Lab aborde le thème de soin dans toute son ampleur et dans toutes ses dimensions : « « Le souci de l’autre » et le soin au fondement de la vie humaine dans l’écosystème global ».

La réflexion commence par la reconnaissance de la vulnérabilité humaine telle qu’elle est soulignée par Cynthia Fleury et Corine Pelluchon :

  • « La vulnérabilité est une vérité de la condition humaine, partagée par tous, et pas uniquement par ceux qui font l’expérience plus spécifique de la maladie » Le soin est un humanisme, de Cynthia Fleury.
  • « La reconnaissance de notre vulnérabilité est une clef pour avoir de la considération envers les autres êtres sensibles ». Ethique de la considération de Corine Pelluchon.

 

«  A l’heure où nous prenons conscience de nos propres vulnérabilités, la question du soin ou du care prend une dimension tout à fait inédite : le care, souvent traduit par soin, mais aussi par sollicitude, attention, ne se limite plus au domaine privé ou professionnel du soin, et ce changement d’échelle apparaît comme salvateur, fécond. En effet, à l’heure de l’anthropocène-capitalocène, la vulnérabilité se révèle de plus en plus à nous comme déterminante de notre condition humaine, et même de notre condition de vivants ».

L’attention portée au soin entraine d’autres prises de conscience :

« Prendre en compte l’autre dans sa vulnérabilité, mais aussi la complexité de son existence, de son rapport au monde, est la promesses d’accéder à d’autres univers : prendre soin, c’est d’abord reconnaître l’autre dans son altérité, pour pouvoir le protéger, respecter son intégrité pour garantir celle-ci, et aider cet autre à s’épanouir dans une cohabitation féconde. Cette relation d’attention et de soin est le fondement d’une vie « en commun », et d’une attention portée aux « communs ».

Nous sommes donc tous impliqués dans le prendre soin. Prendre soin n’est pas attribué à une seule catégorie souvent méconnue. Et, au delà de l’autonomie, nous prenons conscience que « nous sommes tous reliés : humains, animaux, plantes, pris dans un vaste écosystème terrestre vis à vis duquel nous sommes responsables… Nous avons tous la responsabilité éthique de prendre soin de nous-mêmes, des autres qui nous entourent et auxquels nous sommes reliés… c’est-à-dire, in fine, à la planète entière ».

Ainsi, la perspective s’élargit : « le care est posé en véritable éthique comme un projet politique et social ; il permet de concevoir une nouvelle manière d’organiser la société… Partager par exemple la charge du care plus équitablement : les hommes et les femmes, les nationaux et les étrangers, les diplômés et les non /peu qualifiés, etc. Toujours dans cette perspective, le care permet d’entrevoir des sociétés fondées sur l’attention et l’entraide, l’intelligence collective aussi plutôt que sur la performance et la compétition. Cette responsabilité est éminemment porteuse d’émancipation et de créativité. Elle est source d’épanouissement et de capacité de faire relation avec les autres… ».

Dans cette perspective, on voit bien l’importance de la recherche pour susciter des conditions propices au care. La recherche peut éclairer les situations où le care est appelé à se développer. Les chercheur(e)s de Théïa Lab mettent en évidence les apports de la recherche en ce domaine : « L’anthropologie, les science humaines, ou les arts sont à même de rendre visible ce qui est habituellement invisibilisé, les liens qui nous définissent et nous permettent de vivre ensemble, d’en révéler la beauté en même temps que la valeur éthique.

L’ethnographie porte son attention sur le quotidien, sur le « banal », mais aussi sur l’exceptionnalité de nos conditions individuelles et collectives, sur leur « irremplaçabilité » (Cynthia Fleury). Elle contribue à rétablir de la dignité là où il y a de la négligence et de l’oubli… Et seule la reconnaissance de cette dignité peut restituer aux individus le droit d’être considérés, aidés, réparés, protégés, et finalement leur permettre d’exister pleinement ». En « rendant visible, intelligible, l’empathie », la recherche sur « les pratiques, les routines, les représentations et les affects » peut contribuer à « la susciter ».

Aujourd’hui, nous assistons ainsi à une prise de conscience à la fois de la nécessité et de la réalité du care, du souci de l’autre et du soin. Cette prise de conscience s’inscrit dans le mouvement plus vaste d’une attention portée au vivant et à la terre entière. Pour nous, nous reconnaissons là une inspiration christique, évangélique, reconnaissant dans ce mouvement une œuvre de l’Esprit qui  relie, réconcilie, relève et dignifie.

Rapporté par J H

 

  1. Une voix différente. Pour une société du care : https://vivreetesperer.com/une-voix-differente/
  2. Théïa Lab : https://theialab.fr
  3. La société canadienne d’anthropologie : https://www.cas-sca.ca/fr/a-propos-d-anthropologie/qu-est-ce-que-l-anthropologie
  4. De la vulnérabilité à la sollicitude et au soin : https://vivreetesperer.com/de-la-vulnerabilite-a-la-sollicitude-et-au-soin/
  5. Les Lumières à l’âge du vivant : https://vivreetesperer.com/des-lumieres-a-lage-du-vivant/

Une voix différente

Pour une société du care

Un regard nouveau

Nous voici déstabilisés par le pandémie. Nous savons la part de souffrance qu’elle a suscité et suscite encore. Nous entendons l’expression de cette souffrance, l’expression de la peur. C’est alors que nous prenons conscience du rôle salvateur de tous ceux qui ont fait ou font face à cette épidémie et en particulier les soignants dans toute leur diversité. Bref, il y a des mots qui portent aujourd’hui : soin et sollicitude. C’est le moment où une pratique nouvelle et le concept qui l’accompagne : le « care », le prendre soin peuvent apparaître au grand jour après un parcours marqué par des obstacles de mentalité.

Désormais, le « Care » n’est plus seulement la prise de conscience ouverte par le livre de Carol Gilligan : « In a different voice », « Une voix différente » (1) qui met en évidence une approche relationnelle de la morale majoritaire en milieu féminin, méconnue jusque là, et dans le même mouvement, une approche de sollicitude envers tous les êtres vulnérables. A partir de là, va naitre une « éthique du care » exposée notamment par Fabienne Brugère (2). Ouverte à l’actualité, celle-ci a donc pu écrire récemment dans la revue « Etudes », un article : « Pour une société du care » (3) : « La pandémie fait valoir un fait anthropologique majeur oublié, au moins dans les pays les plus riches : nous sommes vulnérables… les vies viables sont des vies pourtant vulnérables. Chaque vie déploie un monde qu’il s’agit de maintenir, de développer et de réparer. L’individu est relationnel et non pas isolé » (p 63). En regard, construire éthiquement et politiquement le « prendre soin » demande une volonté. Le soin est une construction éthique, politique et sociale » (p 67). Ainsi la prise de conscience ouverte par Carol Gilligan, la mise en évidence d’une autre manière de penser et d’agir, débouche sur un mouvement social et la vision d’une autre société. C’est un regard nouveau. Comme tous les regards nouveaux, il induit un changement de mentalité et, par la suite, un changement des pratiques sociales. On peut revisiter l’histoire dans ce sens en évoquant les regards nouveaux qui ont changé l’état du monde. Et aujourd’hui encore, face aux tourments que nous rencontrons, de nouvelles visions sont porteuses d’espérance. Le « care » compte parmi ces visions. Reconnaître « une voix différente » requiert écoute et respect. C’est une ouverture spirituelle. C’est geste démocratique.

 

« Une voix différente »

C’est bien l’écoute qui a permis à Carol Gilligan de découvrir une réalité méconnue : « Voici dix ans que je suis à l’écoute des gens. Je les écoute parler de la morale et d’eux-mêmes. Il y cinq ans, j’ai commencé à percevoir des différences entre toutes les voix, à discerner deux façons de parler de morale et de décrire les rapports entre l’autre et soi… » (1) (p 7). A partir de cette écoute, au travers de ses enquêtes, Carol Gilligan découvre que les voix des femmes ne correspondent pas aux descriptions psychologiques de l’identité du développement qu’elle même avait lues et enseignées pendant des années. « A partir de cet instant, les difficultés récurrentes soulevées par l’interprétation du développement féminin attirèrent mon attention. Je commençais à établir un rapport entre ces problèmes et l’exclusion systématique des femmes des travaux permettant de construire les théories cruciales de la recherche en psychologie. Ce livre décrit les différentes manières de concevoir les relations avec autrui et leurs liens avec la tonalité des voix masculines et féminines… On peut envisager une hypothèse : Les difficultés qu’éprouvent les femmes à se conformer aux modèles établis de développement humain indique peut-être qu’il existe un problème de représentation, une conception incomplète de la condition humaine, un oubli de certaines vérités concernant la vie » (1) (p 7-8).

Carol Gilligan ne débouche pas sur une catégorisation absolue. « la voix différente que je décris, n’est pas caractérisée par son genre, mais par son thème. Les voix masculines et les voix féminines ont été mises en contraste ici afin de souligner les distinctions qui existent entre deux modes de pensée et d’élucider un problème d’interprétation. Je ne cherche pas à établir une généralisation quelconque sur l’un ou l’autre sexe ». Ce qui m’intéresse, c’est l’influence réciproque de l’expérience et de la pensée, les différences entre les voix et le dialogue qu’elles engendrent, la manière dont nous nous écoutons et dont nous écoutons autrui et ce que nous racontons sur nos propres vies » (1) (p 1-4).

La traduction française du livre de Carol Gilligan est précédée par des présentations de chercheurs français qui en montrent toute la portée. Ainsi, dans un entretien préliminaire, Fabienne Bruguère nous en montre l’originalité. Carol Gilligan interpelle la théorie dominante du développement humain et les catégories d’interprétation morale de Kohlberg : «  La morale a un genre : une morale masculine qui se veut rationnelle, imprégnée de lois et de principes étouffe une morale relationnelle nourrie par le contexte social et l’attachement aux autres » (p III). Mais, bien plus encore, elle promeut une nouvelle éthique « qui est un résultat de la clinique, un équilibre nouveau entre souci de soi et souci des autres. L’éthique est alors une manière de se constituer un point de vue » (p II). Et, dans le même mouvement, sans figer des oppositions, elle exprime un nouveau féminisme : « Gilligan ne préconise pas un féminisme de la guerre des femmes contre les hommes, mais de la relation, laquelle est aussi la relation entre sphère publique et sphère privée, raison et affects, éthique et politique, amour de soi et amour des autres. Ce sera le féminisme du XXIè siècle. L’émancipation des femmes ne se fera pas sans celle des hommes, sans l’égalité des voix, sans la démocratie comme modèle de vie désirable ou encore sans une reconnaissance de l’importance du « care » (p VI).

 

Une éthique du care

Dans l’inspiration de Carol Gilligan, Fabienne Brugère publie un livre : « L’éthique du care ». La « voix différente » de Carol Gilligan, nous dit-elle, « inaugure un problème, à la fois philosophique, psychologique, sociologique et politique, celui du « care »… Il existe une « caring attitude », une façon de renouveler le problème du lien social par l’attention aux autres, le « prendre soin », le « soin mutuel », la sollicitude et le souci des autres. Ces comportements adossés à des politiques, à des collectifs ou à des institutions s’inscrivent dans une nouvelle anthropologie qui combine la vulnérabilité et la relationalité, cette dernière devant être comprise avec son double versant de la dépendance et de l’interdépendance » (2) (p 3).

Ce mouvement est accompagné par l’apparition et le développement d’une éthique nouvelle. « L’éthique du care surgit comme la découverte d’une nouvelle morale dont il faut reconnaître la voix dans le monde qui ne dispose pas du langage adéquat pour exprimer et faire reconnaître tout ce qui relève du travail de « prendre soin » (2) (p 7).

L’éthique du care s’affirme en opposition à une démarche individualiste. « Les tâches du care sont un sérieux antidote à une psychologie qui ne prend en compte que l’intérêt personnel des individus à agir ou à la construction du moi autonome refermé sur lui-même. La théorie du care est d’abord élaboré comme une éthique relationnelle structurée par l’attention aux autres (2) (p7). L’éthique du care s’affirme dans le concret de la vie et non à travers des principes moraux abstraits. Alors que pour Kohlberg, il existe une morale supérieur ancrée dans le raisonnement logique généralement produit par les hommes, Gilligan affirme que les femmes construisent le problème moral différemment en centrant le développement moral sur la compréhension des responsabilités partagées et des rapports humains (2) (p 19). Plus que simplement une morale différente, l’approche du care induit une éthique. « Utiliser l’arsenal théorique du care revient à mettre entre parenthèses le raisonnement moral au profit de ce qui particularise les conduites au nom des besoins des autres et de la force sociale des situations » (2) (p 32). « Alors que la morale est « prescriptive, corrective et autoritaire », l’éthique est « du coté de l’enquête empirique qui propose une détermination des normes à partir des situations vécues » (2) (p 35). Carol Gilligan décrit les cheminements de la pensée qui induisent des décisions. « Il s’agit de cheminer vers une décision qui se révèle possible à même le contexte de toutes les interdépendances en jeu… la résolution a à faire avec une humanité vulnérable, avec des situations de grande fragilité à certains moments de la vie où il faut prendre des décisions… L’éthique est associée au souci, souci de soi et souci des autres… » (2) (p 38).

 

Pour une société du care

La pandémie du Covid 19 a suscité une prise de conscience de notre vulnérabilité individuelle et collective. Elle a suscité un besoin d’aide et de soin. Dès lors, le care peut accéder à la conscience sociale. C’est bien le moment d’évoquer une société s’inspirant de l’éthique du care. C’est le thème d’un article de Fabienne Brugère dans la revue : Etudes (3). « Ce qui semble fonctionner dans cette crise sanitaire relève d’une logique d’entraide très proche de ce que préconise Joan Tronto dans : « Caring democracy » où l’accent est porté sur un élément essentiel des politiques de soin : « l’être avec », c’est à dire les relations de solidarité et de mise en commun (3) (p 66). Cependant, au delà de la conjoncture, c’est une nouvelle vision de la société et de sa gouvernance qui apparaît. « Le présupposé individualiste conçoit les être humains à travers une injonction à l’autonomie comme si les êtres humains étaient à tout moment de leur vie maîtres et possesseurs d’eux-mêmes. Insister sur l’interdépendance généralisée des vies revient à promouvoir une autre conception du vivre ensemble à travers la primauté d’un lien démocratique soucieux de ne pas exclure celles et ceux qui sont confrontés à des situations de vulnérabilité » (2) (p 84). Dans le contexte actuel, nous comprenons mieux les enjeux. « L’éthique du care nous met en garde contre les dérives conjointement marchandes et bureaucratique de nos sociétés. En reconnaissant collectivement la nécessité de mettre en œuvre plus de justice sociale, elle vaut comme une alternative à un néolibéralisme mondialisé et homogène qui laisse de plus en plus de monde sur la route… Déployer une éthique du care, c’est rappeler qu’un projet de société ne saurait se rapporter qu’à celles et ceux qui rêvent de performance individuelle, d’argent et de pouvoir. Il doit également faire face avec des destins individuels différents qui expriment le désir d’autres formes de réussite de la vie. Il a à rendre possible le soutien des individus au nom d’un bien-être à la fois collectif et individuel… L’éthique du care mène à une politique du care… » (2) (p 123-124).

Le mouvement du care s’inscrit dans les transformations actuelle des mentalités et l’apparition conjuguée d’idées nouvelles. Le livre de Fabienne Brugère relève la complexité de cette situation dans laquelle nous ne sommes pas entré ici. En faisant apparaître et reconnaitre la diversité des points de vue, Carol Gilligan inaugure un féminisme nouveau qui porte un mouvement social, le mouvement du care. Il est bon de rappeler ici combien le féminisme peut engendrer des prises de conscience par rapport aux pratiques d’un monde encore patriarcal. A l’époque, la même exigence apparaît dans la théologie féministe. On en trouve un aspect dans le dialogue entre Elisabeth MoltmannWendel et son mari, tous deux théologiens, en 1981, dans une rencontre organisée par le Conseil mondial des Eglises (4) : « Nous voulons une vie pleine qui joigne le corps, l’âme et l’esprit, une vie qui ne soit plus divisée entre la sphère publique et la sphère privée et qui nous remplisse de confiance et d’espoir par delà la mort biologique », interpelle Elisabeth.

Nous voyons bien aujourd’hui les tempêtes et qui agitent le monde et les menaces qui nous environnent. Mais il apparait aussi des mouvements porteurs d’espoir qu’il faut reconnaître et soutenir comme le care, la communication non violente et le mouvement écologique . Essayons de prendre du recul. Dans son livre : « Darwin, Bonaparte et le samaritain » (5), Michel Serres perçoit une inflexion dans le cours de l’histoire, au sortir de massacres séculaires, un âge plus doux. A l’encontre de la violence meurtrière, la figure du  samaritain est emblématique de la compassion et du soin. Ne peut-on pas envisager le mouvement du care comme une étape dans ce parcours ? Dans une rétrospective de long cours, on doit rappeler combien l’inspiration de l’Evangile a été anticipatrice 6). Qu’on se rappelle non seulement la parabole du bon samaritain, l’épisode évangélique du lavement de pieds, la répudiation des puissants. « Ceux que l’on regarde comme chefs des nations, les commandent en maitre. Les grands leur font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi… » (Marc 10. 42-44). Dans tout cela, ce qui est en cause au cours de l’histoire, n’est-ce pas la volonté de puissances et ses conséquences ? En regard, on perçoit tout l’apport du « care ».

J H

  1. Carol Gilligan. Une voix différente. La morale a-t-elle un sexe ? présentation de Sandra Laugier et Patricia Paperman. Précédé d’un entretien avec Fabienne  Brugère. Champs essais, 2019
  2. Fabienne Brugère. L’éthique du care 3è éd Presses universitaires de France, 2020 (Que sais-je ?). L’éthique du care présentée par Fabienne Bruguère sur Youtube (2016) : https://www.youtube.com/watch?v=hBBSb-ujdXI
  3. Fabienne Bruguère. Pour une société du care. Etudes, juillet-aout 2020, p 61-72
  4. Une philosophie de l’histoire par Michel Serres : https://vivreetesperer.com/une-philosophie-de-lhistoire-par-michel-serres/
  5. Hommes et femmes en coresponsabilité dans l’Eglise. Dialogue théologique entre Elisabeth Moltmann-Wendel et Jürgen Moltmann : https://www.temoins.com/femmes-et-hommes-en-coresponsabilite-dans-leglise/
  6. Comment l’Esprit de l’Evangile a imprégné les mentalités et, quoiqu’on dise, reste actif aujourd’hui (Tom Holland) : https://vivreetesperer.com/comment-lesprit-de-levangile-a-impregne-les-mentalites-occidentales-et-quoiquon-dise-reste-actif-aujourdhui/

Lorsqu’un fils prend soin de son père

Dans des registres variés, il y a des relations qui apportent la vie à des personnes en difficulté. Et parfois cette intervention fait la différence entre la vie et … la survie. C’est pourquoi certaines expériences sont belles et réconfortantes.

Claude est aujourd’hui  cadre dans une société de services.  Marié, il a deux grandes filles. Il se rappelle son enfance comme fils unique : « J’étais seul et dès lors tous les espoirs de mes parents pesaient sur moi ». Leurs personnalités très différentes étaient souvent source de divergences.  Claude a connu une bonne relation avec son père, traducteur-lexicographe, reconnu par la presse spécialisée et passionné par son travail.Comme il exerce  en libéral, Claude est témoin de son activité. « Il a su me communiquer en partie sa passion pour l’anglais grâce à son sens pédagogique et son don de l’observation des détails ». Il participe à ses centres d’intérêt : les voyages, la musique classique. « On aimait bien écouter des œuvres ensemble ou en découvrir de nouvelles  ».

La mère de Claude, malade pendant dix ans, décède en 2005. « Mon père s’est occupé d’elle jusqu’au bout, refusant toute aide, estimant que cela relevait de  sa responsabilité. Il s’est épuisé à la prendre en charge. Peu de temps après, il est lui-même tombé malade ». Affecté par une dépression et des pertes cognitives, le père de Claude, hospitalisé pendant quelques mois, entre ensuite dans une maison de retraite médicalisée. L’environnement de cette maison est plutôt positif, mais son père, précédemment très autonome sur tous les plans, a du mal à s’y habituer. « Je suis content que tu viennes me voir, je n’ai  personne d’autre ».

Claude le rencontre deux à trois fois par semaine. Dans sa conversation, il s’appuie sur les centres d’intérêt de son père. Connaissant ses goûts, il écoute avec lui de la musique classique. Il a même ravivé chez lui le jeu de l’harmonica. Bien plus, certains week-ends, il l’emmène rencontrer d’anciens amis au pays Basque, en Angleterre,dans la Sarthe ou simplement l’invite à un concert local. Et il l’entraîne parfois dans un week-end touristique. Cela devient un sujet de conversation : « On  parle de notre prochain voyage, ce que l’on envisage de faire, qui nous allons voir, au le retour nous regardons les photos  faisons le point sur ce qui lui a plu ou pas ».

Pour le père de Claude, c’est vraiment un lien vital. Affecté par des pertes de mémoire, des troubles neurologiques et d’orientation qui entravent sa mobilité et l’empêchent d’avoir une activité intellectuelle normale, ce père trouve dans son fils une présence active qui éveille en lui une motivation ciblée et entretient, remet en route parfois des processus cognitifs. Claude nous dit comment il a conçu ces activités. « Pour moi, le plus important c’est de valoriser mon père par rapport à ce qu’il était et ce qu’il peut encore faire, positiver en quelque sorte et réanimer le lien social qu’il avait avant dans ses relations ». « Ce que j’essaye de faire est simple : réanimer des choses qui étaient en sommeil, réveiller des motivations, apporter des stimulations. Ainsi a-t-il pu communiquer avec une amie aux USA grâce au système Skype et la voir sur l’écran d’ordinateur, ce qui était absolument inédit pour lui ».« Mon père aimait l’humour et les jeux de mots, les histoires dérisoires qui font rire … dans les prétoires, alors, de temps en temps à travers une histoire ou une allusion de ma part, il arrive encore à rire ou sourire ». Lorsqu’il raconte ses déplacements avec son père, à travers son récit, on perçoit chez Claude beaucoup de sollicitude : intégrer les limites de son père qui se déplace principalement en chaise roulante, tenir compte des intempéries et … des contretemps périlleux… Il l’encourage à prendre des initiatives et doit aussi être parfois directif avec lui, en particulier dans les transports pour des aspects de  sécurité.

L’expérience de Claude s’adresse à tous ceux qui sont confrontés à des situations analogues : « Lorsqu’en 2009, mon père a constaté lui-même, en fonction de son état, qu’il n’y avait guère d’autre choix que de rechercher une maison de retraite médicalisée, j’ai été  perturbé.J’ai découvert ensuite que ce n’est pas nécessairement la fin mais le commencement d’une autre nature de relation qui s’appuie sur son vécu, sa culture, sa personnalité et tient compte des limites du présent ». Le récit de cette expérience pourra aider d’autres personnes et leur redonner espoir.

« Voir son père se dégrader est évidemment une souffrance; «  Je dis souvent qu’il descend l’escalier par étapes, à chaque marche il faut se réadapter mutuellement ! » En l’aidant, je « bénéficie » aussi d’un retour, une sorte de feed-back, cela me fait du bien de participer à cet accompagnement et de voir mon père content. « Subsidiairement je ne veux pas risquer de cultiver demain le regret posthume d’avoir omis de mettre en œuvre à son égard ce qui était raisonnablement envisageable… ». Claude évoque un verset de la Bible, le cinquième commandement : « Honore ton père et ta mère afin que tes jours se prolongent et que tu sois heureux » (Deutéronome 5.16). Il participe concrètement à cette inspiration. Comme d’autres personnes qui prennent soin de leurs proches ou de leurs relations, il est source de vie pour des personnes fragiles et isolées. C’est un message d’espoir.

Contribution de Claude à partir d’un entretien retranscrit sous la forme d’un récit (JH).

Quel regard sur la société et sur le monde?

Un changement de perspective.

 

Il y a un va-et-vient entre la réalité sociale et les représentations que nous nous en faisons. Selon l’orientation de notre pensée, nous nous attachons plus particulièrement à tel ou tel aspect de cette réalité. Les angles de vue varient. Nos représentations à leur tour influent sur la situation. De la même façon que notre regard sur nous même oriente notre comportement, la manière dont nous percevons le monde et l’humanité exerce une grande influence sur nos attitudes et nos modes d’action dans la société et la culture.

Economiquement, socialement, politiquement, nous nous sentons confrontés aujourd’hui à de nombreuses menaces, mais face aux défis auquel actuellement fait face l’humanité, on observe  dans la durée une multiplication des initiatives. Et parallèlement une conscience collective apparaît.

Ainsi, en février 2011, le magazine : Sciences Humaines, a consacré un dossier au : « Retour de la solidarité : empathie, altruisme, entraide… » (1).

Que se passe-t-il ? Dans la crise économique et financière actuelle, il y a des mouvements d’indignation,  mais à plus long terme, en regard des fléaux sociaux, qu’ils soient installés de longue date ou prenant une forme récente, il y a également de plus en plus de gens engagés dans des actions d’entraide et de solidarité. « Sur une planète mondialisée, l’altruisme s’étend à tous les malheureux de la terre en bas de notre immeuble ou à des milliers de kilomètres ». Et, parallèlement, les chercheurs, les philosophes transcrivent dans le domaine de la pensée cette attention pour ceux qui souffrent en mettant  en évidence les mouvements qui cherchent à porter remède au mal social, mais aussi en fondant cette action en terme de valeurs. Quelles sont les exigences qui viennent à la conscience ? Quelles sont les motivations qui orientent les comportements ? On connaît par exemple le courant de pratique et de recherche qui s’est développé en France autour du « Care », mouvement et notion d’origine anglophone qui met en valeur le fait de prendre soin d’autrui.

La coordinatrice du dossier paru dans Sciences Humaines, Martine Fournier, nous présente cette évolution comme un rejet de « l’idéologie de « l’homo oeconomicus » à la recherche de son intérêt égoïste, des vertus de la société libérale et de la compétition ». « Ce que montrent les travaux récents, qu’ils viennent des sociologues, ou des psychologues, des tenants du culturalisme ou de la psychologie évolutionniste, c’est que les émotions ont une grande part dans les conduites humaines. La multiplicité des formes de solidarité apparaît comme une preuve que « l’homo oeconomicus » ne saurait suffire à définir l’être humain dans sa totalité ». Une nouvelle forme de lien social est en train de se tisser. La participation à une communauté humanitaire contribue également à fortifier l’estime de soi. Mais, s’il en est ainsi, à notre sens, c’est bien parce qu’il y a un changement profond dans les aspirations profondes de l’homme.

Cette évolution nous interpelle d’autant plus qu’elle s’étend dans un regard qui, au delà de l’humain, se tourne également vers la nature. Ainsi, écrit Martine Fournier, « L’empathie et la solidarité seraient-elles devenues un paradigme dominant qui traverse les représentations collectives ? De l’individualisme et du libéralisme triomphant passerait-on à une vision portant sur l’attention aux autres. Ce basculement s’observe effectivement aussi bien dans le domaine des sciences humaines et sociales qu’à celles de la nature (p 34). En  fait, dans ce domaine comme dans tout autre, tout dépend de notre regard. Pour une part, les découvertes dépendent des questions posées. Ainsi, « alors que la théorie de l’évolution était massivement ancrée dans un paradigme darwinien « individualiste » centré sur la notion de compétition et de gène égoïste, depuis quelques années, un nouveau visage de la nature s’impose. La prise en compte des phénomènes de mutualisme, symbiose et coévolution entre organismes tendent à montrer que l’entraide et la coopération seraient des conditions favorables de survie et d’évolution des espèces vivantes, à toutes les étapes de la vie » (p 34).

Si nous vivons aujourd’hui dans la menace d’une crise économique et financière de grande ampleur et s’il faut chercher des voies pour y faire face, nous devons également considérer le changement culturel à plus long terme. A notre sens, la transformation en cours de la vision de l’homme, de l’humanité, de la nature, s’inscrit dans l’émergence d’une conscience spirituelle qui nous paraît à la fois un signe des temps et un appel à une avancée de la pensée théologique, notamment dans une prise en compte de l’œuvre de l’Esprit (2).

Comment participons-nous à ce nouveau regard ?

JH

(1)         Le retour de la solidarité. Dossier animé par Martine Fournier, p. 32-51, in : Sciences Humaines, N° 223, février 2011.  Après une mise en perspective de Martine Fournier, ce dossier présente des articles portant sur diverses facettes de la question et une bibliographie des livres récents. www.scienceshumaines.com

(2)         Voir le site : www.lespritquidonnelavie.com