Un environnement pour la vie.

Comment la toxicomanie est liée à l’isolement social et peut trouver remède dans un environnement positif.

 Des études sociologiques ont montré combien la dégradation du tissu social engendrait des maux de tous ordres dans les populations concernées. Et, à l’inverse, tout ce qui relie a des effets positifs. Ce regard est confirmé par une étude récente sur la manière d’affronter la toxicomanie. Auteur d’un livre tout récemment publié : « Chasing the Scream. The first and last days of the war of drugs » (1), Johann Hari (2) nous expose la recherche qui lui a permis de démonter les conceptions dominantes orientant la lutte contre ce fléau social et de proposer un éclairage nouveau : une approche environnementale (3).

Qu’est-ce qui pousse des gens à se polariser sur la drogue et à développer une dépendance jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus s’arrêter ? Comment pouvons aider ces gens à revenir avec nous ?

Aux Etats-Unis, dans les années 80, une explication de la toxicomanie s’est développée dans une perspective individualiste. Ainsi, s’appuyait-on sur une expérience en psychologie animale : « Mettez un  rat seul dans une cage avec deux bouteilles d’eau. L’une est remplie seulement d’eau. L’autre contient de l’eau mélangée avec de l’héroïne ou de la cocaïne. Dans cette expérience, presque à chaque fois, le rat devient de plus en plus obsédé par l’eau mélangée avec de la drogue et en consomme de plus en plus jusqu’à ce qu’il en meure ».

Mais cette explication a complètement été remise en cause par une autre expérience mise en oeuvre par Bruce Alexander, professeur de psychologie à Vancouver. L’expérience précédente, a-t-il observé, se caractérise par la solitude du rat. Le rat est seul dans une cage et il n’a rien d’autre à faire qu’à s’adonner à la drogue. Qu’est ce qui arriverait si on procédait différemment ? Alors, le professeur Alexander a construit un parc pour des rats (« Rat park »). C’est une cage dans laquelle les rats ont à leur disposition des balles colorées, des tunnels, une bonne nourriture et plein d’amis. On y a placé les deux bouteilles : eau pure et eau droguée. Et bien, ces rats pouvant mener une bonne vie ne se sont pas précipité sur l’eau droguée. Pour la plupart, ils l’ont évitée. Aucun n’est mort comme ceux qui vivaient dans leur cage, seuls et malheureux.

« On peut en déduire que la dépendance est une adaptation. Ce n’est pas vous. C’est votre cage ». Le professeur Alexander avance que cette découverte « contredit à la fois la pensée de droite selon laquelle la toxicomanie est une faillite morale provoqué par un laxisme hédoniste et une pensée libérale selon laquelle cette dépendance à la drogue est une maladie se déroulant dans un cerveau chimiquement imprégné ». Et une autre expérience a confirmé sa thèse. Des rats drogués ayant séjourné seuls pendant des dizaines de jours dans la première cage, sont revenus progressivement à une vie normale dans le « parc des rats ».

Mais qu’en est-il dans la vie humaine ? Johann Hari a mené l’enquête. Il a mis en évidence que durant la guerre du Vietnam, un pourcentage important de soldats américains se droguait à l’héroïne. On se demandait ce qui allait arriver lorsqu’ils seraient de retour dans la vie civile. De fait, pour la plupart, ils ont repris une vie normale.

Autre exemple : les malades recevant à l’hôpital des médicaments comprenant de l’héroïne ne tombent pas dans une dépendance lorsqu’ils se retrouvent chez eux. Johann Harli évoque également l’exemple du Portugal qui, il y a quinze ans, a adopté une politique nouvelle en matière de lutte contre la drogue. Les dépenses ont été transférées de la répression à une action pour créer un environnement favorable en terme de logement et d’emploi. Cette politique a été évaluée positivement.

Ainsi, il y a des alternatives aux politiques traditionnelles. La réponse à la dépendance, c’est un milieu relationnel bienfaisant.

« Nous avons besoin d’aimer et d’être en relation » (« We need to connect and love »). Malheureusement, nous avons créé un environnement et une culture qui nous coupent de la connexion humaine ou qui offrent seulement une parodie de relation sur internetLa montée de la toxicomanie est un symptôme d’une maladie plus profonde  qui réside dans la manière dont nous vivons ».

Johann Hari rapporte les propos de Bruce Alexander : « Pendant trop longtemps, nous avons parlé exclusivement en terme d’une sortie individuelle de la toxicomanie. Nous avons besoin d’envisager le processus en terme de guérison collective ». Cependant, « cette vérité ne nous remet pas seulement en question sur le plan politique. Elle ne nous oblige pas seulement à changer notre manière de penser. Elle nous appelle aussi à changer nos cœurs ».

Cette étude nous invite à envisager la lutte contre la toxicomanie d’une façon nouvelle depuis une action de terrain jusqu’aux politiques publiques. Cependant, beaucoup plus généralement et d’une façon presque emblématique, elle met en évidence l’influence de l’environnement humain sur les comportements. Cet environnement dépend lui-même de la qualité des relations qui l’induisent. Manifestement, il y a là une réalité qu’on peut observer à différents niveaux et sur différents registres. C’est dire notre responsabilité. C’est dire aussi combien nous avons besoin  d’inspiration pour nous engager en ce sens (4).

Jean Hassenforder

(1)            Hari (Johann). Chasing the scream. The first and last days of the war on drugs. Bloomsberry Publishing, 2015  Ce livre est présenté et mis en perspective sur : Wikipedia. The free encyclopedia : http://en.wikipedia.org/wiki/Chasing_the_Scream

(2)            Le parcours de Johann Hari a été aussi l’objet de critiques.  On pourra consulter sa biographie dans : Wikipedia.The free encyclopedia : http://en.wikipedia.org/wiki/Johann_Hari

(3)            Ce texte prend pour source un article de Johann Hari paru sur un blog du Huffingtonpost : « The likely cause of addiction has been discovered and it is not what you think » : http://www.huffingtonpost.com/johann-hari/the-real-cause-of-addicti_b_6506936.html

(4)            Bien entendu, les inégalités et la domination socioéconomique entravent le développement d’un environnement positif. Cependant, on observe aujourd’hui une montée des aspirations en quête d’un environnement relationnel et en demande de convivialité. Voir : « Emergences d’espaces conviviaux et aspirations contemporaines » : http://www.temoins.com/evenements-et-actualites/recherche-et-innovation/etudes/emergence-despaces-conviviaux-et-aspirations-contemporaines-troisieme-lieu-l-third-place-r-et-nouveaux-modes-de-vie     On rejoint par là le message d’amour de l’Evangile et une vision de l’œuvre de l’Esprit. C’est la recherche d’une communauté telle que l’exprime très bien le théologien Jürgen Moltmann : « L’expérience de la communauté est expérience de la vie, car toute vie consiste en échanges mutuels de moyens de subsistances et d’énergie et en des relations de réciprocité. Il n’y a pas de vie sans relations de communauté qui lui soient propres. Une vie isolée et sans relations, c’est à dire individuelle au sens littéral du terme… est une réalité contradictoire en elle-même. Elle n’est pas viable et elle meurt. Une absence totale de relations représente la mort totale. C’est pourquoi la « communion de l’Esprit Saint » n’est qu’une autre expression pour désigner « l’Esprit qui donne la vie ». La vie naît de la communauté, et là où naissent des communautés qui rendent la vie possible et la promeuvent, là l’Esprit de Dieu est à l’œuvre… Instaurer la communauté et la communion est manifestement le but de l’Esprit de Dieu qui donne la vie dans le monde de la nature et dans celui des hommes. Tous les êtres créés existent non par eux-mêmes, mais en d’autres, et ont besoin, pour cette raison, les uns des autres, et ils trouvent leur consistance les uns dans les autres » (Moltmann (Jürgen). L’Esprit qui donne la vie. Seuil, 1999 (p 297-298) Ouverture à la pensée de Moltmann dans le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com/ Sur ce blog : « Vivre en harmonie » : https://vivreetesperer.com/?p=43

Apprendre à vivre ensemble


Témoignage sur une vie de quartier.

 

Yves Grelet est retraité. Prêtre marié, il milite activement, avec son épouse, Marie Christine, dans plusieurs associations locales à Bezons, une ville ouvrière de la région parisienne en pleine transformation. Il nous parle de cette ville qui a une tradition associative particulièrement dynamique. « Ville ouvrière depuis l’ère industrielle, Bezons a été très vite marquée par une vie syndicale et politique de gauche, et notamment par une forte implantation du parti communiste. La première fête de l’Humanité  s’est déroulée à Bezons. Aujourd’hui, le parti socialiste est devenu majoritaire ».

Yves Grelet habite dans la cité du Colombier, un quartier où la mixité est importante au niveau de l’habitat (HLM et copropriété), au niveau de la composition sociale (populations de provenances géographiques très diverses, avec une proportion assez forte de familles d’origine maghrébine ou africaine). Dans cette population immigrée, les enfants sont nombreux et le chômage a un impact important chez les jeunes.

 

Grâce à la vie associative, les difficultés provoquées par la situation économique et sociale sont prises au sérieux, nous rapporte Yves Grelet. Le Centre social abrite le siège de plusieurs associations, (des groupes de femmes, de jeunes, ou de loisir). La participation nombreuse aux fêtes témoigne de la volonté et de la joie d’agir pour un vrai « vivre ensemble ». Plusieurs familles s’impliquent.

Récemment, les enfants du quartier ont été invités à réaliser « un germoir » (1). Des animateurs les ont aidés à semer des graines qui permettent d’introduire la vie végétale dans un  environnement urbain en pleine transformation. Les plantes, c’est la vie. Il est bon d’appendre à les respecter…

Il y a aussi toute une activité d’échanges de savoirs. On partage les compétences en cuisine, en couture, en apprentissage des langues…

Une équipe d’« Action sociale », en lien avec la municipalité, accueille et oriente les personnes en difficultés.

 

Yves observe les changements en cours et cherche à en évaluer les effets.

« Aujourd’hui, ici comme ailleurs, le chômage bat son plein. Pourquoi ? Une des raisons me saute aux yeux. Lorsque j’observe les constructions des nouveaux immeubles, je suis émerveillé par l’intelligence des nouveaux procédés de construction, aussi bien au niveau des méthodes que des engins utilisés. Je remarque aussi la grande fierté des techniciens acteurs dans ces réalisations impressionnantes. Mais une question se pose à partir de là : Que sont devenus, que deviendront demain ceux qui autrefois  pouvaient participer de leurs mains au travail du bâtiment ?

A la fin de l’année, un nouveau tramway, le T2 , transportera vers La Défense les personnes qui utilisaient jusqu’ici leurs voitures, mais aussi de nombreux autobus. C’est un grand progrès, car cela va supprimer d’énormes embouteillages et également faciliter l’implantation de nouvelles entreprises. Mais, en même temps, certains des actuels emplois de chauffeurs de bus vont être supprimés…

Au total,  face à la disparition des anciens métiers, comment permettre aux gens sans qualification d’échapper au chômage ?

Dans cet entre-deux difficile entre l’ancien et le nouveau, on observe une évidente détérioration du tissu social.

Par ailleurs, un problème commence à se poser ici avec acuité. Du fait de la démolition récente d’anciens immeubles environnants où ils pratiquaient et de l’augmentation croissante du chômage, certains dealers se sont « rabattus » sur ce quartier, au point qu’il deviendra peut-être nécessaire un jour de l’inscrire comme « zone prioritaire de sécurité ».

 

Dans la ville, avec l’appui de la municipalité, le Mouvement ATD Quart Monde s’est implanté depuis deux ou trois ans. Yves y participe  pour une part. Le but d’ATD se définit par ses initiales: « Agir Tous pour la Dignité ». Joseph Wresinski, son fondateur, précise : « Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré ».

Grâce à quelques bénévoles bezonnais d’ATD quart monde une « bibliothèque de rue » a été créée pour les enfants : c’est un temps où se partage le plaisir de lire avec les enfants, un moyen de  faire grandir le goût des livres indispensable à tout apprentissage et découverte, et une occasion offerte à tous, les lecteurs, enfants, animateurs, parents, habitants, de se rencontrer et de se connaître.

Avec ATD Quart Monde également, plusieurs personnes en situation difficile participent  chaque mois à l’Université Populaire. Cette université n’est pas un lieu où on suit un  cours, mais un lieu de « parole », où on s’exprime et où on écoute les autres. Un thème est proposé pour chaque réunion. Ce thème est commun à la dizaine de groupes ATD implantés dans la région parisienne et qui se rencontrent un soir par mois sur Paris pour échanger leurs observations et propositions. Les thèmes sont variés, par exemple : Quelle école pour une société juste –  L’amitié et la fraternité –   Droit de vote politique et refus de la misère –  Quel combat hier, aujourd’hui et demain contre la grande pauvreté –  La vieillesse… Deux accompagnateurs bénévoles assurent le suivi du groupe : Jean-Claude, l’animateur, permet l’expression de chacun. Yves est chargé de prendre note très fidèlement de ce que les gens expriment et de les retranscrire ensuite.

Grâce à ATD Quart Monde, entre autres, on a pu voir plusieurs personnes en difficulté issues du quartier s’insérer concrètement dans la vie collective : elles participent à la lutte contre les logements insalubres et pour l’application réelle, dans le Val d’Oise, de la loi imposant  20 % minimum de logements locatifs sociaux dans les communes de plus de 20.000 habitants. On les a vus aussi dans les manifestations organisées pour la défense de l’hôpital d’Argenteuil (dont les services sont régulièrement menacés de fermeture).

Enfin, Yves Grelet nous parle de ce qui l’anime profondément.

« Je viens d’une famille populaire. Mon père, militant ouvrier, nous a transmis cette fierté de lutter contre les injustices. En Anjou, il a monté autrefois de nombreuses sections syndicales et participé à la création de deux coopératives ».

Pour Yves, le message de l’évangile cité en Matthieu 25 représente une référence majeure. Il la traduit aujourd’hui ainsi : « J’étais sans papiers : vous m’avez aidé à connaître et défendre mes droits d’étranger.  J’étais sans abri : vous avez manifesté pour faire respecter le droit à un logement décent. J’étais malade ou handicapé : vous m’avez visité,  vous avez agi pour me permettre l’accès aux soins et à la vie sociale. J’étais une femme battue : vous m’avez écoutée, accompagnée et défendue. J’étais dans la misère : vous m’avez fait connaître des associations humanistes solidaires. J’étais isolé : vous m’avez ouvert aux droits d’expression, à la culture, aux transports… J’avais faim et soif de justice, mais peur de m’engager : vous m’avez encouragé à oser ».

Yves reconnaît l’influence sur lui d’un grand spirituel, Maurice Zündel qui a écrit : «  On comprend dès lors pourquoi Jésus pousse l’identification jusqu’au Jugement dernier. « J’ai eu faim, j’ai eu soif, j’étais en prison, j’étais en haillon, j’étais informe. C’était moi en chacun, c’était moi ! Ce que vous avez fait à chacun, c’est à moi que vous l’avez fait » (Matthieu 25. 35-40). Et voilà  le Jugement dernier : votre attitude envers l’homme, c’est elle qui décide de tout ».

En écho, Yves ajoute : « Là est la vraie fidélité à l’essentiel : le « sacrement du frère », n’est ce pas ? ».

 

Contribution de Yves Grelet

 

(1) Fin juin 2012, le chantier du « germoir » a été mis en oeuvre à Bezons par une association engagée dans une recherche active en agriculture urbaine: « Les Saprophytes », « collectif poético-urbain »