Un silence religieux

 En regard d’un manque qui engendre le pire, quelle dynamique d’espérance ?

 «  Un silence religieux. La gauche face au djihadisme », c’est le titre d’un livre de Jean Birnbaum qui vient de paraître au Seuil » (1).

Pour qui cherche à comprendre, dans le contexte de notre histoire politique, les réactions aux évènements récents, ces drames causés par le djihadisme, ce livre apporte un éclairage original, à partir d’une analyse du rapport entre la gauche française et le fait religieux au cours des dernières décennies. Jean Birnbaum met en évidence une forte propension au silence sur la dimension religieuse de la menace djihadiste. Certes, il était et il est légitime de prévenir un amalgame entre islam et terrorisme. Mais, « par delà ces motivations politiques, ce silence fait symptôme d’un aveuglement plus profond qui concerne le rapport que beaucoup d’entre nous entretenons avec la religion. Ce qui est en jeu, c’est la réticence… à envisager la croyance religieuse comme causalité spécifique, et d’abord comme puissance politique » (p 23). A partir de sa trajectoire idéologique et d’un héritage historique, la majorité de la gauche française « a le plus souvent refusé de prendre le fait spirituel au sérieux » (p 37). A partir de plusieurs exemples comme l’anticolonialisme en Algérie ou l’attitude vis-à-vis de la révolution iranienne, l’auteur montre comment la sous-estimation du facteur religieux a engendré des erreurs d’interprétation. « Incapables de prendre la religion au sérieux, comment la gauche comprendrait-elle ce qui se passe actuellement, non seulement le regain de la quête spirituelle, mais surtout le retour de flamme d’un fanatisme qui en est la perversion violente » (p 39).

Aujourd’hui où le djihadisme est un phénomène complexe qui est la résultante de nombreux facteurs, on en méconnaît trop souvent la dimension religieuse. L’auteur nous fait voir combien certains jeunes s’engagent dans une vision du monde inspiré par le fondamentalisme islamique : « C’est une certitude vécue, une conviction qui a de la suite dans les idées, une croyance logique à l’extrême. Si l’on acceptait de délaisser un instant l’approche policière pour parler politique, si l’on déplaçait aussi l’enquête du social au spirituel, alors on poserait la seule question qui vaille, celle de l’espérance » (p 184). C’est dire combien l’enjeu est à la fois idéologique et théologique. « Pour lutter contre le djihadisme, plutôt que d’affirmer qu’il est étranger à l’islam, mieux vaut admettre qu’il constitue la manifestation la plus récente, la plus spectaculaire et la plus sanglante de la guerre intime qui déchire l’islam. Car l’islam est en guerre avec lui-même » (p 43).

La situation actuelle nous appelle ainsi les uns et les autres à un renouvellement et un élargissement de notre regard. Ainsi Jean Birnbaum revisite l’histoire de la pensée marxiste et il met en évidence des contradictions. Il fait appel à l’analyse de quelques philosophes comme Foucault et Derrida qui ont su percevoir les implications de la dimension religieuse. Dans un beau chapitre : « L’espoir maintenant. Des brigadistes aux djihadistes », il revisite la guerre d’Espagne et effectue une comparaison particulièrement éclairante entre les volontaires des brigades internationales et les djihadistes partis en Syrie. A cet égard, il cite Régis Debray marquant la différence des époques et des croyances. « Le surmoi révolutionnaire, à gauche, s’est effondré… Ce qui l’a remplacé chez les exigeants, pour qui « tout ce qui n’est pas l’idéal est misère », c’est le surmoi religieux » (p 185).

Cependant, comparer les visions du monde à l’œuvre chez les combattants des brigades internationales et les djihadistes, fait ressortir une opposition radicale. « Si l’avant-garde du djihad peut ainsi donner congé à l’histoire humaine, c’est qu’elle accorde un privilège absolu à l’au delà… Mais cette valorisation exclusive de l’au delà commande aussi un mépris de la vie… Ici, le choc entre les imaginaires brigadistes et djihadistes est non seulement frontal, mais viscéral, car les volontaires d’Espagne partaient à la guerre pour bâtir les conditions d’une vie pleinement humaine… Du reste, ils se sont affrontés à des forces politiques et militaires qui revendiquaient leur amour de la mort : « viva la muerte !», « vive la mort ! », dans un contexte catholique intégriste ((p 210-213). En développant une théologie pour la vie, Jürgen Moltmann (2) rappelle cet épisode sinistre. Aujourd’hui, dans la lutte engagée contre tout ce qui menace la vie humaine, les représentations comptent. Et, à ce sujet, la théologie est convoquée tant en christianisme qu’en islam.

Pour sa part, Jean Birnbaum appelle à une réflexion critique qui prenne en compte les différentes dimensions de l’humain. « Paradoxe d’une tradition qui esquive sans cesse les croyances, mais dont plusieurs figures fondatrices (Engels, Rosa Luxembourg, Jaurès) se sont reconnues comme les seules héritières authentiques d’une quête de justice jadis portée par les prophètes bibliques. Paradoxe d’un mouvement révolutionnaire qui fait l’impasse sur le spirituel alors que son propre imaginaire est celui d’une religion séculière et qu’il s’est déployé dans un mimétisme permanent à l’égard du messianisme judéo-chrétien » (p 219). Jean Birnbaum met en évidence l’apport d’une poignée de penseurs critiques qui ouvrent la voie. « Aucun d’entre deux n’a considéré que la politique moderne avait pour condition le « dépassement » du religieux. Tous avaient conscience que pour bien distinguer ces deux domaines, le mieux est encore de donner une place à l’un comme à l’autre. C’est en niant leur existence respective qu’on risque de sombrer dans une violente indistinction. Qui veut séparer le politique et le théologique doit d’abord mener à leur égard, un travail de vigilante réarticulation » (p 231-232).

Ce livre passionnant apporte un nouvel éclairage et ouvre un horizon. Il vient à un moment où on peut observer une effervescence  du religieux (3). C’est ce que note un journaliste du « Monde », Benoît Hopkin, dans un article intitulé : « Et Dieu dans tout ça » (4) où il présente en regard l’ouvrage de Jean Birnbaum.

Naviguer dans ce monde en pleine mutation requiert une bonne compréhension, mais appelle aussi une vision. « Quand il n’y a pas de vision, le peuple périt » (Proverbes  29.18). Comme l’écrit Jean Birnbaum, « Si l’on déplaçait l’enquête du social au spirituel, alors on poserait la seule question qui vaille, celle de l’espérance ». Nous avons besoin d’espérance, individuellement et collectivement.  La vie implique le mouvement.  Les barrières qui s’y opposent  sont destructrices. Nos activités, nos engagements dépendent de notre motivation. Elle-même requiert la capacité de regarder en avant, un horizon de vie, une dynamique d’espérance (5). Si la fragilité de la condition humaine est une constante, dans un monde en mutation où les menaces abondent, l’humain a d’autant plus besoin de s’inscrire dans une perspective qui le dépasse et qui lui donne sens. Cette requête est personnelle. Elle est aussi sociale. Ce livre : « Un silence religieux » traite du rapport entre le politique et le religieux en France, mais, dans notre démarche, nous y voyons apparaître plus généralement un manque dans la prise en compte des  aspirations spirituelles. On pourrait à cet égard évoquer le débat sur la laïcité qui se poursuit depuis des années (6). Dans la réalité de notre temps, nous avons d’autant plus besoin d’une laïcité inclusive. Le livre nous interpelle sur un phénomène complexe. C’est aussi un phénomène spécifique. Mais le djihadisme peut être envisagé aussi comme un symptôme qui traduit un dysfonctionnement plus général. Et, parmi d’autres facteurs, il y a un  manque spirituel. Jean Birnbaum nous apporte à ce sujet un éclairage original.

Face au manque, comme chrétiens, quelle vision alternative pouvons-nous proposer en sachant la pesanteur des héritages historiques ? Le théologien Jürgen Moltmann nous parle de la force vitale de l’espérance. « Que le Dieu de l’espérance vous remplisse de toute joie et de toute paix dans la foi, pour que vous abondiez en espérance, par la puissance du Saint-Esprit ! » (Rom 15.13). C’est unique. Nulle part ailleurs dans le monde des religions, Dieu n’est lié à l’expérience humaine de l’avenir. Dieu est l’éternel présent, la divinité est le tout autre, le divin est l’intemporel éternel. Voilà des notions familières. Dieu est « au dessus de nous », en tant que tout-puissant ou, en nous, en tant que fondement de l’être : ce sont des notions connues. Mais un « Dieu de l’espérance » qui marche « devant nous » et nous précède dans le déroulement de l’histoire, voilà qui est nouveau. On ne trouve cette notion que dans le message de la Bible. C’est le Dieu de l’exode d’Israël… C’est le Dieu de la résurrection de Christ… C’est le Dieu qui « habitera » parmi les hommes comme le révèle l’Apocalypse de Jean (21.3)… Le christianisme est résolument tourné vers l’avenir et invite au renouveau… » (7). Cette vision vient à l’appui d’un état d’esprit qui s’oppose aux égarements actuels que nous décrit si bien Jean Birnbaum. Elle accompagne le mouvement pour une humanité responsable de la planète.

J H

 

(1)            Birnbaum (Jean). Un silence religieux. La gauche face au djihadisme. Seuil, 2016. Jean Birnbaum dirige « Le Monde des livres ». Il est l’auteur de plusieurs essais concernant le vécu politique caractéristique d’une génération.

(2)            Jürgen Moltmann a commencé son parcours par une théologie de l’espérance, qui a nourri, entre autres, la théologie de la libération. Tout récemment, Jürgen Moltmann, « probablement le plus influent des théologiens contemporains » au Conseil œcuménique des églises : http://protestinfo.ch/201601157774/7774-la-theologie-va-prendre-un-virage-ecologique.html?utm_medium=twitter&utm_source=twitterfeed                                                                                              Il a développé également une théologie pour la vie. « La vie contre la mort » : http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=841                             On pourra découvrir les apports successifs de Jürgen Moltmann dans son autobiographie : « Une théologie pour notre temps » : http://www.temoins.com/etudes/recherche-et-innovation/etudes/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/all-pages

(3)            Sur le site de Témoins : « Les paradoxes de la scène religieuse occidentale.  Conférence de Danièle Hervieu-Léger, le 5 février 2014 » : http://www.temoins.com/etudes/recherche-et-innovation/etudes/une-theologie-pour-notre-temps-lautobiographie-de-juergen-moltmann/all-pages

(4)            Benoît Hopkin. Et Dieu dans tout ça ? Le Monde, 12 janvier 2016

(5)            « Espérer et agir. Agir et espérer » : http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=900

(6)            « Les rapports entre le politique et le religieux » : http://www.temoins.com/etudes/recherche-et-innovation/etudes/les-rapports-entre-le-politique-et-le-religieux

(7)            Moltmann (Jürgen). De commencements en recommencements. Une dynamique d’espérance. Empreinte Temps présent, 2012. La force vitale de l’espérance. p 109

Promouvoir la confiance dans une société de défiance !

Transformer les mentalités et les institutions. Réformer le système scolaire.

Les pistes ouvertes par Yann Algan.

Comment dissiper la méfiance qui s’est installée dans une partie de la société française en perturbant les relations ?

Quel constat ? Quelle analyse ? Quels remèdes ?

Cette question nous concerne personnellement et collectivement. Comment vivons-nous la relation avec ceux qui nous entourent et dans quelles dispositions entrons-nous en contact avec eux ? Comment percevons-nous notre rapport avec les collectivités et les institutions ?

Professeur d’économie à Sciences-po, Yann Algan a écrit en 2007 un  premier livre sur « la société de défiance » (1). En 2008, il a reçu le prix du meilleur jeune économiste français décerné par « Le Monde » et le Cercle des économistes pour ses travaux sur les relations entre confiance et économie. En 2012, il cosigne « la fabrique de la défiance et comment s’en sortir », un livre où l’école tient une large place (Prix lycéen du meilleur livre d’économie) (2). Ses propos rapportés ici dans une interview sur « impact » en vidéo nous aident à y voir plus clair.

Une société de défiance : le diagnostic de Yann Algan.

 Un premier temps : le diagnostic ! Une société de défiance, c’est une société dans laquelle les citoyens se méfient les uns des autres. Et, dans le même mouvement, ils entretiennent beaucoup de défiance vis-à-vis de la direction des entreprises dans lesquelles ils travaillent, et parallèlement, vis à vis des institutions de l’état. La méfiance est ainsi un dénominateur commun.

« Lorsqu’on demande aux Français : « D’une manière générale peut-on faire confiance à la plupart des gens ou bien n’est-on jamais assez prudent quand on a affaire aux autres ? », ils apparaissent particulièrement méfiants… Au sein de l’OCDE, nous avons, avec le Portugal et la Turquie, la plus faible confiance. En revanche, dans les pays scandinaves, celle-ci est trois fois supérieure à la nôtre. Elle est également très inférieure à celle des Etats-Unis, de l’Angleterre, de l’Allemagne, et même de l’Espagne et de l’Italie » (« La Fabrique de la défiance », p16). La France se classe parallèlement parmi les pays où l’on ressent le plus de pessimisme et où on éprouve le plus de mal être.

Il y a un lien entre les différents champs d’activité où on peut observer des formes de défiance.

Le système scolaire français, très hiérarchisé, impose aux élèves des comportements qui ne leur permettent pas de grandir dans la confiance. La transmission des savoirs de haut en bas reste dominante. Et l’enseignement français se caractérise par une méthode de classement qui stigmatise certains élèves durant toute leur vie.

Ces comportements intériorisés se retrouvent ensuite dans la majorité des entreprises françaises (3) dirigées de haut en bas par une élite formée dans les grandes écoles, des managers qui ont peu appris à collaborer avec leur personnel. Les enquêtes internationales font apparaître que les entreprises françaises sont, avec leurs homologues japonaises, les entreprises qui sont dirigées le plus verticalement, avec un moindre degré de coopération et davantage de conflictualité.

La méfiance s’exerce également vis-à-vis des institutions de l’État. L’État apparaît en effet comme hiérarchisé, dirigé par une petite élite, peu transparent. Cette situation s’accompagne d’un ressenti des inégalités de statut. Les enquêtes internationales mettent en évidence une défiance des citoyens français vis-à-vis des institutions publiques plus grande que celle qui apparaît dans d’autres pays, même par rapport à des pays d’Europe continentale et jusqu’aux pays méditerranéens.

Si le degré de confiance est plus bas en France que dans la majorité des pays comparables, en fonction de la crise, il a encore baissé au cours des trois dernières années. Et, plus encore, il a baissé davantage que dans d’autres pays confrontés avec la même crise.

Cette situation a des effets extrêmement négatifs, non seulement dans la manière dont elle conditionne les relations personnelles, mais aussi par son impact à une échelle globale. Yann Algan estime que cette négativité engendre une perte de 1,5 à 2% du Produit Intérieur Brut. Dans les sociétés post-industrielles, l’innovation a une importance considérable. Or, pour se développer, l’innovation requiert un climat qui favorise la coopération et l’initiative.

Le bonheur des français selon Claudia Senik.

Signalons ici une autre recherche qui vient d’être diffusée et dont les résultats convergent avec les investigations de Yann Algan. Une économiste française, professeur à l’Ecole d’économie de Paris, Claudia Senik, a publié en 2011 une étude rédigée en anglais : « The French unhapiness puzzle : The cultural dimension of happiness » (le mystère du malheur français : la dimension culturelle du bonheur). Les résultats de cette recherche apparaissent aujourd’hui au grand jour (4).

Dans une interview sur Rue 89 (5), Claudia Senik nous indique le sens de sa recherche : « J’ai mené plusieurs travaux sur la relation entre revenu et bien être, et en faisant ces travaux, en utilisant des enquêtes internationales, je me suis rendu compte que la France était tout le temps, en dessous des autres pays en terme de bien être moyen. Les français transforment systématiquement un niveau de vie donné en un niveau de bonheur moindre que dans les autres pays en moyenne. Et cet écart est assez stable depuis qu’on a des données (les années 70). Quand on est en France, toutes choses égales par ailleurs, on a 20% de chances en moins d’être heureux, en tout cas de se dire très heureux ».

La poursuite de cette recherche a fait apparaître un lien entre ce ressenti et une orientation culturelle. Ainsi, l’auteur s’interroge beaucoup sur le rôle de la première instance de socialisation : l’école. Une observation accompagne cette réflexion : « Les immigrés qui sont passés par l’école en France depuis un très jeune âge sont moins heureux que ceux qui ne sont pas passés par l’école française. On peut penser que les institutions de socialisation primaire formatent assez lourdement ».

Dès lors, comme le rapporte un article paru dans « Le Monde » (6), sur le registre des hypothèses, Claudia Senik formule des recommandations pour l’enseignement français. « Comment être heureux dans un monde mondialisé, si l’on ne maîtrise pas l’outil de la mondialisation qu’est la connaissance des langues étrangères ? Le système français est trop unidimensionnel. Il classe les gens en les notant essentiellement sur les maths et le français et présente un niveau d’exigence trop élevé dans une seule dimension. Autrement dit, les enfants qui ne sont bons  ni en math, ni en français, mais qui peuvent avoir du talent pour d’autres disciplines s’habituent à se penser eux-mêmes en niveau d’échec, surtout dans un pays où l’on proclame l’égalité des chances ».

L’interpellation du système scolaire par Claudia Senik rejoint celle qui est formulée par Yann Algan sur le même sujet.

Promouvoir la confiance

Lorsqu’on revient au thème central : la défiance répandue en  France, comment, en regard, promouvoir le développement de la confiance ? On peut s’interroger sur les origines historiques de cette attitude. Elle remonterait à l’entre-deux guerres et se serait surtout développée à partir de la fin de la seconde guerre mondiale. Aujourd’hui, Yann Algan voit les causes de cette défiance principalement dans le dysfonctionnement des institutions. En réformant les institutions, il y a donc une possibilité d’y remédier. Yann Algan met en évidence un mauvais fonctionnement des institutions étatiques. Nous voudrions ici rapporter ses critiques sur le système scolaire et, en regard, les propositions de réforme.

Le système scolaire en France. Analyses et remèdes.

Ces analyses  se retrouvent dans différentes publications de Yann Algan. Il y revient dans un récent article paru récemment dans « Le Monde » (7) où il recommande à l’école, la mise en oeuvre d’un vivre ensemble plutôt que la mobilisation autour de l’enseignement d’une morale. « Quels grands principes « moraux » l’école doit-elle transmettre si ce n’est l’art de vivre ensemble ? »

Tout se tient. Le manque de confiance engendré par le système scolaire est lié aux modes de relation qui l’emportent aujourd’hui dans ce système. Toutes les mesures internationales montrent que l’écolier français se sent beaucoup moins bien à l’école que les enfants des autres pays développés. « A la question posée dans quarante pays différents : « Vous sentez-vous chez vous à l’école ? », plus d’un de nos enfants sur deux répond par la négative. C’est de loin la pire  situation de tous les pays. En moyenne, dans les pays de l’OCDE, plus de quatre élèves sur cinq déclarent se sentir chez eux à l’école, qu’ils habitent en Europe continentale, méditerranéenne ou dans les pays anglo-saxons ». (« La fabrique de la défiance », p 107). Notre école a beau rappeler les grands principes de vie ensemble, elle développe moins le goût de la coopération que celui de la compétition.

Et, d’autre part, la hiérarchie présente dans le système scolaire se manifeste très concrètement dans la prédominance de méthodes pédagogiques trop verticales. « Notre école insiste trop exclusivement sur les capacités cognitives sans se soucier des capacités sociales de coopération avec les autres. Selon des enquêtes internationales (Piris et Timss) sur les pratiques scolaires, 56% des élèves français de 14 ans déclarent consacrer l’intégralité de leurs cours à prendre des notes au tableau, en silence. C’est le taux le plus élevé de l’OCDE après le Japon et la Turquie. Où est l’échange, le partage, la relation ? D’autant qu’à contrario, 72% de nos jeunes déclarent ne jamais avoir appris à travailler en groupe avec des camarades ! ». Et, par ailleurs, il est nécessaire d’agir dès le plus jeune âge. « Les compétences sociales et plus généralement les capacités non cognitives comme la coopération avec les autres, l’estime de soi et la confiance dans autrui, se développent très tôt, dès 3-4 ans ».

Yann Algan met ainsi en évidence un dysfonctionnement profond de notre système scolaire qui s’enracine dans une longue histoire. Au long des années, des groupes militants ont cherché à corriger cette trajectoire en développant des formes nouvelles d’éducation. Nous avons nous-mêmes participé à cette entreprise en oeuvrant pour le développement des bibliothèques, des centres documentaires et pour l’innovation dans l’enseignement. La recherche de Yann Algan et de ses collègues montre combien le système scolaire français est resté traditionnel et l’ampleur du chemin qui reste à parcourir. Mais aujourd’hui, la mutation culturelle exige une transformation profonde de notre système scolaire et éducatif. Quoiqu’il en soit, les jeunes participent par ailleurs aux formes nouvelles qui induisent des changements de mentalité.

Les origines culturelles.

Yann Algan met en évidence les dysfonctionnements institutionnels qui engendrent une défiance et recommande des réformes en profondeur pour y remédier. Mais n’y a-t-il pas également des racines de la défiance dans la culture telle qu’elle influe sur les représentations. En traitant de la question des freins au bonheur dans les esprits, Claudia Senik évoque cette hypothèse. Mais, plus avant, si le système scolaire engendre des comportements de défiance, il est le produit d’une histoire qui remonte dans le passé et qui témoigne d’une culture marquée par une tradition hiérarchique. Si, comme on l’a vu, les élèves français ne se sentent pas chez eux à l’école, ne serait-ce pas parce que celle-ci est encore imposée de l’extérieur à la société et s’inscrit dans des formes bureaucratiques et corporatistes ? Dans son livre : « La Société de confiance » (8) qui fait suite au « Mal Français », Alain Peyrefitte met en évidence l’influence de l’inspiration protestante dans toute une gamme de pays où on peut observer aujourd’hui encore des comportements davantage empreints de confiance. A contrario, l’histoire de France est marquée par un conflit entre l’Ancien Régime et la Révolution, entre une Eglise catholique hiérarchisée et des forces contraires qui ont également imposé d’en haut leur idéologie (9). Ainsi, dans son livre : « La France imaginée » (10), Pierre Birnbaum montre comment, au XIXè siècle, la tradition centraliste et unitaire a prévalu, des passions rivales en faveur de l’uniformisation s’affrontant l’une contre l’autre. Et, de même, des milieux opposés étaient structurés par des mécanismes hiérarchiques. Cette tradition se dissipe peu à peu. Mais, dans les années d’après-guerre, un sociologue, Michel Crozier, pouvait encore parler de la France comme « une terre de commandement ». On voit bien en quoi la transformation des mentalités est appelée à se poursuivre.

La confiance comme réalité spirituelle.

Dans les aléas de l’histoire, il demeure que la confiance est une réalité spirituelle. Et si cette réalité se manifeste au plan personnel, elle prend aussi une forme sociale. Ce blog essaie de témoigner de cette réalité (11). On observe dans l’histoire des formes de coopération qui peuvent être considérées comme une avant garde. Dans la plupart des pays, la vie associative est de plus en plus répandue. Et aujourd’hui, à l’échelle internationale, on perçoit un mouvement croissant de convivialité. A travers certains milieux, la France y participe. Et par delà les obstacles locaux et les replis conjoncturels, une vision spirituelle de la confiance se dessine : « Être vivant signifie exister en relation avec les autres. Vivre, c’est la communication dans la communion… L’ « essence » de la création dans l’Esprit est par conséquent la « collaboration », et les structures manifestent la présence de l’Esprit, dans la mesure où elles font connaître l’accord général » (12).

Dans la mutation actuelle de la culture et de la société, la confiance devient de plus en plus une requête sociale. Si faire confiance aux autres est l’expression d’un choix existentiel, c’est aussi une contribution à une dynamique sociale cherchant à réaliser un environnement plus positif.

J. H.

(1)            Algan (Yann), Cahuc (Pierre). La société de défiance. Ed Rue d’Ulm, 2007.

(2)            Algan (Yann) Cahuc (Pierre), Zylbergerg (André). La fabrique de la défiance. Grasset, 2012. Les auteurs, trois économistes réputés, montrent comment « la défiance est au cœur du pessimisme français… Elle n’est pourtant pas un héritage culturel immuable ». De fait, elle résulte d’un cercle vicieux où le fonctionnement hiérarchique et élitiste de l’école nourrit celui des entreprises et de l’état ». Ce livre propose une dynamique de réforme. « Il n’y a pas de fatalité au mal français. La confiance aussi se fabrique… ». Itinéraire de Yann Algan sur Wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Yann_Algan Nous présentons une interview de Yann Algan recueillie par Impact et présentée sur You Tube : http://www.youtube.com/watch?v=aXCRkEAtE9U

(3)            Voir aussi : Philippon (Thomas. Le capitalisme d’héritier. La crise française du travail. Seuil, 2007. Présenté dans un article : « Défiance ou confiance » sur le site de Témoins : http://www.temoins.com/societe/defiance-ou-confiance.html

(4)            On peut entendre Claudia Senik exposer son approche sur Dailymotion http://www.dailymotion.com/video/xzfq07_l-entretien-claudia-senik-auteur-de-l-etude-le-mystere-du-malheur-francais_news#.UY9XCK7j4Ss

(5)            Claudia Senik. « Le malheur français, c’est quelque chose qu’on emporte avec soi ». Rue 89. Le grand entretien 03/04/2013 http://www.rue89.com/2013/04/03/malheur-francais-cest-quelque-chose-quon-emporte-soi-241113

(6)            Claudia Senik. La France ne fait pas le bonheur (suite). Le Monde. 01.04.2013 http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/04/01/la-france-ne-fait-pas-le-bonheur-suite_3151441_3232.html

(7)            Yann Algan. La morale laïque, culture commune nécessaire au ciment d’une société. Le Monde.fr. 21.04.2013. http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/04/01/la-france-ne-fait-pas-le-bonheur-suite_3151441_3232.html

(8)            Peyrefitte (Alain). La société de confiance. Essai sur les origines et la nature du développement. Odile Jacob, 1995. Ce livre est une thèse de doctorat qui marque l’aboutissement d’une longue recherche de l’auteur sur le thème de la confiance et met en évidence le rapport entre confiance et développement.

(9)            Sur le site de Témoins : Deux articles sur les antécédents historiques qui influent sur le rapport confiance-défiance en France : « Défiance ou confiance. Quel style de relation ? Quelle société ? » (mai 2007) http://www.temoins.com/societe/defiance-ou-confiance.html  « Les rapports entre le politique et le religieux »  (octobre 2004) http://www.temoins.com/etudes/les-rapports-entre-le-politique-et-le-religieux.html

(10)      Birnbaum (Pierre). La France imaginée. Déclin des rêves unitaires. Gallimard. 1998.

(11)      Ce blog accorde une importance majeure au thème de la confiance dans ses différents registres : personnel et collectif. Nous rappelons ici quelques uns de ces articles : « Vivre en harmonie » : https://vivreetesperer.com/?p=43  « Amitié ouverte » : https://vivreetesperer.com/?p=14 « Confiance ! Le message est passé. » : https://vivreetesperer.com/?p=1246 « La force de l’empathie » : https://vivreetesperer.com/?p=137 « Un chemin de bonheur. Les écrits de Marcelle Auclair » : https://vivreetesperer.com/?p=748 « Un chantier peut-il être convivial ? » : https://vivreetesperer.com/?p=133 « Se rencontrer à travers un jogging » : https://vivreetesperer.com/?p=246 « Apprendre à vivre ensemble » : https://vivreetesperer.com/?p=806 « La bonté humaine » : https://vivreetesperer.com/?p=674 « Laissez-les lire ! » : https://vivreetesperer.com/?p=523 « Travailler dans les nouvelles technologies : un itinéraire professionnel fondé sur la justice » : https://vivreetesperer.com/?p=1056 « Construire une société où chacun se sentira reconnu et aura sa place » : https://vivreetesperer.com/?p=1240 « Une nouvelle manière d’enseigner. Participer ensemble à une recherche de sens » : https://vivreetesperer.com/?p=1169

(12)       Nous nous référons ici à la pensée de Jürgen Moltmann, qui nous propose une théologie de l’espérance, qui est la source d’une dynamique de confiance. Introduction à la pensée de Jürgen Moltmann sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : http://www.lespritquidonnelavie.com/ Vie et pensée de Jürgen Moltmann : « Une théologie pour notre temps » : http://www.temoins.com/etudes/une-theologie-pour-notre-temps.-l-autobiographie-de-jurgen-moltmann/toutes-les-pages.html Les citations mentionnées ici sont extraites de son livre : Moltmann (Jürgen). Dieu dans la création. Traité écologique de la création. Le Cerf, 1988 (citations p.12 et p. 25).

Quel avenir pour le monde et pour la France ? / 1

Choisir l’espérance, c’est choisir la vie.

Jean-Claude Guillebaud : Une autre vie est possible.

L’histoire du XXè siècle a été marquée par de grandes hécatombes qui assombrissent notre mémoire. La croyance au progrès s’est dissoute. Si, malgré les aléas, le développement économique a été sensible et a changé les conditions de vie, aujourd’hui la crise de l’économie associée à la montée des inégalités engendre inquiétude et pessimisme. Cette insécurité est accrue par une perte des points de repère, parce que les croyances religieuses d’autrefois ont besoin d’être reformulées dans les termes d’une culture nouvelle. Alors, on assiste aujourd’hui à des phénomènes de repli tant sur le plan individuel que collectif. Puisque l’avenir collectif paraît bouché, on recherche des accommodements individuels ou on se réfugie dans des satisfactions immédiates. Ces notations correspondent à ce que nous pouvons observer dans certains comportements et dans certaines expressions. Certes, il y a en regard d’autres représentations et d’autres comportements. Il n’empêche, face à l’inquiétude dominante, face à la morosité ambiante, on a besoin d’une vision. Car, comme le dit si bien un verset biblique : « Là où il n’y a pas de vision, le peuple périt » (Proverbes 29. 18). Alors on peut saluer la publication récente d’un livre de Jean-Claude Guillebaud : « Une autre vie est possible » (1). Et le sous-titre en précise le sens : « Comment retrouver l’espérance ? ».

 

Cet auteur-là a une histoire de vie qui légitime ses propos. En effet, grand reporter au « Monde », il y a couvert de grands conflits. Dans ce métier, il a été confronté à la réalité de la misère humaine dans des catastrophes collectives. « Du Biafra (1969) à la Bosnie (1994), j’ai vu mourir et s’entretuer des hommes » (p 22). Son discours n’est pas abstrait. A partir de cette expérience, il sait ce dont il parle en terme de vécu humain. Jean-Claude Guillebaud est ensuite devenu éditeur au Seuil dans le domaine des sciences humaines. Et, là, il a découvert des clefs pour comprendre le changement social et culturel qui caractérise le monde d’aujourd’hui. Ainsi a-t-il pu fréquenter de grands penseurs engagés dans une réflexion transdisciplinaire et convaincus de l’imminence d’une mutation anthropologique : Edgar Morin, Henri Atlan, Michel Serres…(2). Jean-Claude Guillebaud a lui-même écrit de nombreux livres où il explore les grands enjeux sociaux et culturels de notre temps (3). Dans ses ouvrages, l’auteur fonde sa réflexion à la fois sur des savoirs recueillis en recourant à des sources variées et une recherche de sens qui s’est développée tout au long de cet itinéraire et a abouti à une redécouverte de la foi chrétienne (4).

 

Mais si Jean-Claude Guillebaud écrit beaucoup, c’est aussi un homme qui, dans la foulée de sa carrière de journaliste, continue à aller à la rencontre des gens à travers de multiples réunions et conférences. Et, de par cette capacité de dialogue, il est particulièrement attentif à ce qu’il entend, à ce qu’il perçoit de l’opinion ambiante. Et aujourd’hui, il écrit ce livre : « Une autre vie est possible » pour affirmer une espérance face à un pessimisme qui lui paraît omniprésent. « J’aimerais trouver des mots, le ton, la force afin de dire pourquoi m’afflige décidément la désespérance contemporaine. Elle est un gaz toxique que nous respirons chaque jour. Et, depuis longtemps, l’Europe en général et la France en particulier semblent devenues ses patries d’adoption. Elle est amplifiée, mécaniquement colportée par le barnum médiatique… L’optimisme n’est plus tendance depuis longtemps. On lui préfère le catastrophisme déclamatoire ou la dérision revenue de tout, ce qui est la même chose. Se réfugier dans la raillerie revient à capituler en essayant de sauver la face. Après moi, le déluge… » (p 13-14).

Quelles sont les origines de ce pessimisme ? Quelles sont nos raisons d’espérer ? Jean-Claude Guillebaud explore pour nous et avec nous les voies de l’espérance.

 

Jean Hassenforder

 

A suivre :

Quel avenir pour le monde et pour la France ? / 2 : La montée du pessimisme et de la négativité.

Quel avenir pour le monde et pour la France ? / 3 : Des raisons d’espérer.

 

(1)            Guillebaud (Jean-Claude). Une autre vie est possible. Comment retrouver l’espérance. L’iconoclaste, 2012.

(2)            Présentation de Jean-Claude Guillebaud et de son itinéraire : Karih Tager (Djénane) ; Jean-Claude Guillebaud. Le messager. Le Monde des religions, N° 13, sept-oct 2005, p 68-69.

(3)            Bien documentés, bien argumentés, porteurs de conviction, les livres de Jean-Claude Guillebaud abordent de grandes questions et de grands enjeux. Notons, entre autres : « La refondation du monde » (1999), « Le principe d’humanité » (2001), « le goût de l’avenir » (2004)… Nous avons présenté, sur le site de Témoins : « la force de conviction. A quoi pouvons nous croire ? » (2005) http://www.temoins.com/publications/la-force-de-conviction.html  et: « Le commencement d’un monde. Vers une modernité métisse » (2008) http://www.temoins.com/societe/vers-une-modernite-metisse-le-commencement-d-un-monde-selon-jean-claude-guillebaud./toutes-les-pages.html

(4)            Guillebaud (Jean-Claude). Comment je suis redevenu chrétien ? Albin Michel, 2009.  Sur le site de Témoins : Les valeurs fondamentales. Une inspiration chrétienne. Contributions de Frédéric Lenoir, Joseph Moingt, Jean-Claude Guillebaud. http://www.temoins.com/etudes/les-valeurs-fondamentales-selon-frederic-lenoir.html

Quel avenir pour le monde et pour la France ? / 2

La montée du pessimisme et de la négativité.

Jean-Claude Guillebaud : Une autre vie est possible

Tout au long de ce livre et plus particulièrement dans certains chapitres, Jean-Claude Guillebaud nous aide à comprendre les évènements qui ont engendré le pessimisme actuel, à en analyser le contenu et en discerner les contours. Sa réflexion s’appuie sur des connaissances historiques ou sociologiques, mais elle fait appel aussi à son expérience et à son ressenti. Elle s’articule avec les engagements socio-politiques de l’auteur qu’on découvre ainsi au fur et à mesure. On peut diverger sur tel ou tel point, mais son réquisitoire vis-à-vis de la montée d’idées négatives nous  paraît convaincant. Nous reprendrons ici quelques points en guise d’exemples.

Rétrospectivement, la grande guerre 1914-1918 apparaît comme un point d’inflexion majeur dans la conjoncture historique. « A ce moment-là, l’Europe a été « mise au tombeau », comme l’écrivait le philosophe Gershom Sholem, dans son journal intime en date du 1er août 1916. Le reste procède d’un enchaînement irrésistible des causes et des effets » (p 38). Cet immense massacre a engendré un scandale incommensurable. Il a brisé l’optimisme européen et assailli les valeurs qui l’accompagnaient. Et puis, la Grande Guerre a été « la matrice, la cellule souche d’un siècle ensanglanté… A partir de l’attentat de Sarajevo du 28 juin 1914, événement déclencheur de la boucherie mondiale où s’abîmèrent trois empires, une série d’emboîtements historiques se succédèrent comme autant de répliques du séisme initial… Pendant soixante-quinze années, il y eut un enchaînement de causes et d’effets dont 1914-1918 fut le déclencheur. Au terme symbolique du XXè siècle, toutes les « valeurs » dont se prévalait l’Europe se retrouvèrent corrompues, tordues, salies, déconsidérées » (p 43-44).

On sait quelle a été l’emprise totalitaire du communisme et comment elle s’est finalement effondrée en 1989. Jean-Claude Guillebaud attire notre attention sur un point. Le communisme a compromis certaines valeurs dont il s’était emparé et qu’il avait travesties : l’aspiration égalitaire, un investissement dans le déroulement de l’histoire. Dans le trouble des valeurs, un capitalisme sauvage s’est engouffré. « Tétanisé par sa victoire, sur de lui-même, devenu vulgate à son tour, le capitalisme n’a plus rien de commun avec le capitalisme relativement civilisé de l’après-guerre ». Au « capitalisme rhénan » a succédé « un capitalisme du désastre » selon le mot de l’essayiste Naomi Klein » (p 62). L’auteur justifie ses propos par une analyse de l’idéologie qui a investi le capitalisme. « La dévastation axiologique est facile à comprendre. Si les marchés sont plus « efficients » que la délibération démocratique, alors la volonté qu’expriment les citoyens s’en trouve réévaluée à la baisse. Elle éveille même une méfiance de principe… Selon la nouvelle vulgate néolibérale, l’avenir ne sera plus  « construit » par les citoyens, mais « produit » par le marché… L’économie mondiale devient, dans les faits, un « processus  sans sujet » pour reprendre une expression de Louis Althusser… » (p 63). La grande crise économique dans laquelle nous sommes entrés depuis 2008 a révélé au grand jour la faillite de cette idéologie. Nous voici dans « le manque et l’austérité ». Mais, de fait, le reflux de l’économie date maintenant de plusieurs décennies, des deux chocs pétroliers de 1974 et 1978. « Voilà plus d’une génération que nous sommes entrés dans une société de la précarité, du chômage de masse et de la dureté sociale ». « On peut comprendre que notre représentation du futur ait changé de signe. De positive, elle est devenue négative. Les économistes, avec leur propre langage, parlent d’une « dépréciation de l’avenir ». (p 68).

Tout au long de ce livre, l’auteur nous fait entrer dans un débat intérieur où lui-même se trouve parfois tenté par le découragement. Mais, en même temps, il participe à la dynamique d’un courant associatif dont il nous montre l’étendue et la force. Souvent appelé à intervenir dans des réunions et des débats, il y trouve un encouragement et un réconfort. « Jamais, je dis bien jamais ! je n’ai regretté une seule de ces rencontres. J’en revenais avec la certitude d’avoir reçu, en matière d’idées et d’espérance, bien plus que je n’ai jamais donné » (p 86). Quel contraste avec la prétention de certains cercles parisiens, la superficialité et le cynisme qui transpirent dans certains médias. Il y a, nous dit Jean Claude Guillebaud, un préjugé collectif porté par l’air du temps, ce qu’il appelle une « subpolitique » : réflexes langagiers, minuscules conformismes, clichés médiatiques (p 178). Cette sous-idéologie rampante correspond au fameux « lâcher-prise ». L’expression est plus à la mode que jamais. Elle suggère que nous renoncions une fois pour toute à transformer le monde »… » (p 179).

« La même perte menace la vie culturelle, une perte d’autant plus insidieuse qu’elle se présente comme un assagissement… L’appétence nouvelle pour la philosophie gréco-romaine n’est pas sans rapport avec le désarroi contemporain. Message implicite : on a échoué à « réparer » le monde, occupons-nous de nous-mêmes, donnons la priorité à nos propres désirs… Stoïcisme ou épicurisme sont deux manières de consentir au réel sans volonté de le transformer… Aujourd’hui, la fascination pour la sagesse (passive) et le consentement résigné au « destin » trahissent le creusement d’un vide. Ils signalent un grand désenchantement collectif. J’allais dire « une exténuation très européenne » (p 182-184). Et, en effet, grand voyageur, l’auteur constate que le monde bouge, que « l’Asie entière vit dans le (ou les) projets alors que l’Europe met en ordre ses souvenirs » (p 185).

Jean Hassenforder

 

Suite de :

Quel espoir pour le monde et pour la France ? / 1 : Choisir l’espérance, c’est choisir la vie.

A suivre :

Quel avenir pour le monde et pour la France ? / 3 : Des raisons d’espérer.

 

Quel avenir pour le monde et pour la France ? / 3

Des raisons d’espérer.

Jean-Claude Guillebaud : Une autre vie est possible

Ce livre commence par un témoignage qui porte. En effet, grand reporter au « Monde », Jean-Claude Guillebaud a été confronté à de grandes catastrophes. Mais il n’a pas succombé à la tentation du désespoir. Il n’a pas baissé les bras. « Du Biafra (1969) à la Bosnie (1994), j’ai vu mourir et s’entretuer les hommes. En toute logique, cet exil consenti dans les tragédies du lointain aurait du faire de moi un tourmenté sans illusion sur la nature humaine… On attend de moi des propos sombres, voire un dégoût de la vie… Ce n’est pas le cas… Mon optimisme n’a pas « survécu » aux famines éthiopiennes, aux assassinats libanais ou aux hécatombes du Vietnam. Tout au contraire, il leur doit d’exister. Quand je me remémore ces années là, c’est l’énergie des humains, l’opiniâtreté de leur espérance, l’ardeur de leurs recommencements qui me viennent en tête… Des hommes continuaient à penser qu’au delà des souffrances et des dévastations, un demain demeurait possible. A cette espérance droite et forte s’ajoutait une solidarité instinctive, un réflexe d’entraide qui en était à la fois la cause et la conséquence » (p 22-23). Présumons que si l’auteur a su voir cette face de la vie, c’est que son regard était bien disposé pour le reconnaître. Aujourd’hui, sa réflexion s’est approfondie et il évoque pour nous des raisons d’espérer.

La manière dont nous vivons dépend largement de nos représentations. L’auteur évoque le concept de « représentations collectives » formulé par Emile Durkheim. Et pour lui, ces représentations collectives consistent en des convictions. « Elles appartiennent au registre de la croyance dans une acception large du terme » (p 110). Et c’est pourquoi dans les raisons d’espérer, nous reprendrons ici en premier la pensée de l’auteur. Dans le chapitre consacré à la vision du futur telle qu’elle apparaît dans la Bible hébraïque et chez les prophètes juifs. « Souviens-toi du futur ! », cette injonction est empruntée au quatrième commandement (Deutéronome 25. 17-19). « Se rappeler le futur, c’est ne pas oublier que nous sommes en chemin vers lui, en marche vers un avenir dont nous pensons qu’il sera meilleur » (p 165). « Ainsi l’espérance a une histoire. Et l’histoire elle-même a une histoire ». D’une certaine manière, elle se fonde sur la parole des prophètes juifs. « Le messianisme des prophètes a brisé net avec la représentation circulaire du temps des grecs et des orientaux… L’histoire des hommes ne doit plus se vivre comme calquée sur la circularité du cosmos. Elle s’enracine dans un passé, une mémoire, une tradition et se déploie vers un futur, un projet, un dessein individuel ou collectif » (p 166) ». De l’adaptation au monde postulée par les diverses formes de la sagesse grecque, on passe à une action volontaire pour réparer le monde. Ce dernier a une histoire. La méchanceté qu’il porte en lui n’est ni fatale, ni inguérissable. La tâche des humains est de ne plus abandonner le monde aux méchants, c’est à dire aux plus forts et aux plus riches » (p 167). Jésus déclare heureux ceux qui placent au centre de leur vie le souci de la justice ». L’espérance chrétienne s’inscrit dans le sillage de la Bible juive. Dans la religion instituée, elle a souvent été négligée sous l’influence de l’installation de l’Eglise dans l’empire terrestre ou d’une évasion de l’âme inspirée par la philosophie grecque. Ainsi, sans la citer, la pensée de Jean-Claude Guillebaud rencontre celle de Jürgen Moltmann dans sa refondation d’une théologie de l’espérance (1). Jürgen Moltmann, comme l’auteur, se référent au « maître livre » du philosophe Ernst Bloch, « Le principe espérance » (p 16). Le concept laïque de progrès théorisé par Condorcet dans son « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain » (1975) s’inscrit dans une conception de l’histoire qui va du passé à l’avenir. Par la suite, une dérive est intervenue. « Le concept d’histoire a été absolutisé… Le messianisme originel a été travesti par le communisme qui a engendré la violence et les massacres qui en ont résulté ». Il y a bien une « tentation de l’impatience ». Au contraire, l’espérance chrétienne fait toute sa place à l’attente » (p173).

Cette attente implique un sens de l’écoute et de l’observation. Et aujourd’hui, cette disposition d’esprit nous permet de percevoir la grande mutation dans laquelle nous sommes engagés. « Un changement radical est bel et bien à l’oeuvre, un de ces basculements comme il s’en produit une ou deux fois par millénaire, et peut être moins souvent encore… » (p 121). Jean-Claude Guillebaud est bien placé pour nous en parler, car, au milieu des années 1980, quittant le journalisme pour devenir éditeur et s’occuper de sciences humaines, il a voulu analyser, l’une après l’autre, les mutations bien réelles qui nous « embarquent » (p 121). Ainsi a-t-il écrit huit livres à ce sujet. « De 1995 à 2012, ces dix sept années de travail, de lecture et d’écriture m’ont convaincu d’une chose : la métamorphose que nous vivons est prodigieuse » (p 121). Et, comme les transmutations en cours sont porteuses à la fois de menaces et de promesses, « notre devenir dépend de notre discernement, puis de notre détermination… L’avenir, en somme, a besoin de nous… Nous sommes appelés à une espérance engagée » (p 122).

Si les mutations en question se mêlent, et, invisiblement, se conjuguent, Jean-Claude Guillebaud en dénombre cinq : « Une mutation géopolitique : le décentrement du monde ; une mutation économique : la mondialisation ou globalisation ; une mutation qui touche à la biologie : le pouvoir d’agir directement sur les mécanismes de la vie ; une mutation induite par les technologies  les plus avancées : la révolution numérique ou informatique ; et enfin la prise de conscience écologique. « Partout, autour de nous, un monde germe » et comme l’auteur intitule ce chapitre, « cet autre monde respire déjà ».

C’est le moment de voir plus grand, plus loin, d’inscrire notre réflexion dans la longue durée. Nous pourrons alors percevoir des évolutions positives, et, à partir de là, adopter un regard nouveau et évaluer différemment les situations. Ainsi, nous dit l’auteur, contrairement à ce qu’on peut imaginer à partir du bruit médiatique, les historiens nous montrent que le niveau de violence n’a cessé de diminuer dans nos sociétés » (p 191).

Et les démentis apportés au « paradigme du pessimisme », à « l’inespoir dominant », ne viennent plus seulement des milieux « humanistes ». « Ils prennent source sur le terrain des sciences expérimentales ». « Quantité d’universitaires et de chercheurs s’intéressent aujourd’hui à des expériences qui remettent en cause la vision pessimiste des institutions humaines. Des réalités jamais prises en compte auparavant sont aujourd’hui examinées de près, y compris de manière scientifique ; plaisir de donner, préférence pour l’action bénévole, choix productif de la confiance, dispositions empathiques du cerveau, stratégies altruistes, importance du don dans le fonctionnement de l’économie… » (p 203). Nous rejoignons la pensée de Jean-Claude Guillebaud puisque ces recherches ont souvent été présentées dans ce blog : « Vivre et espérer » (2), notamment le livre de Jérémie Rifkin sur l’empathie et celui exprimant sa vision d’une nouvelle économie, le livre de Jacques Lecomte sur la bonté humaine ou encore la réflexion de Michel Serres dans « Petite Poucette »… Et nous partageons la même vision que l’auteur lorsqu’il écrit : « A l’intérieur d’un groupe humain, la confiance partagée est plus productive que la défiance généralisée… Le meilleur atout dont puisse disposer une économie nationale, c’est la cohésion sociale. Or cette dernière est rendue possible grâce à deux ingrédients immatériels : un sentiment de justice et un degré minimal de confiance. L’un comme l’autre sont inatteignables des lors que prévaut une vision dépréciative de l’être humain » (p 206).

Jean-Claude Guillebaud se confronte aux réalités de notre temps. Il ne méconnaît pas les dangers. Mais il reprend en conclusion un vers de Friedrich Holderlin : « Quand croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». « Pour une communauté comme pour un individu, l’espérance n’est pas seulement reçue, elle est décidée » (p 214).

Une vision à partager

Plaidoyer passionné pour l’espérance, ce livre nous apporte également un éclairage visionnaire, car l’espérance n’est pas seulement mobilisatrice, elle ouvre le regard.

Jean-Claude Guillebaud nous propose un horizon pour notre devenir social. Pour nous, cette approche rejoint sur beaucoup de points celle du théologien de l’espérance, Jürgen Moltmann auquel nous avons souvent recours sur ce blog : Vivre et espérer.

Jean-Claude Guillebaud évoque le pessimisme qui règne dans certains milieux. Cet état d’esprit traduit un désarroi collectif. Mais cette inquiétude est-elle seulement un effet de la crise du progrès ? Ne traduit-elle pas aussi un trouble existentiel, avoué ou non, en rapport avec une incertitude sur la destinée personnelle ? Quoiqu’il en soit, pour nous, pour d’autres, une espérance qui se limiterait à animer une démarche sociale et politique n’est pas suffisante.

Nous avons exprimé cette pensée dans une forme poétique :

« O temps de l’avenir, brillante cité terrestre

A quoi servirait-il que nous te construisions

Si nos yeux devaient à jamais mourir

Et dans les cimetières nos corps pourrir

Comme tous ceux qui sont morts avant nous…

A quoi serviraient-ils les lendemains qui chantent

Si tous vos cimetières recouvraient la terre… » (3)

Ainsi, pour nous, l’espérance requiert un fondement qui nous permette de la vivre à la fois sur un registre personnel et dans une vision collective. La théologie de l’espérance selon Jürgen Moltmann répond à ces questionnements en proclamant, en Christ ressuscité, la victoire de la vie sur la mort : « La théologie de la vie doit être le cœur du message chrétien en ce XXIè siècle. Jésus n’a pas fondé une nouvelle religion. Il a apporté une vie nouvelle dans le monde et aussi dans le monde moderne. Ce dont nous avons besoin, c’est une lutte partagée pour la vie, la vie aimée et aimante, la vie qui se communique et est partagée, en bref la vie qui vaut d’être vécue dans cet espace vivant et fécond de la terre » (4).

Ainsi l’espérance nous permet d’envisager notre existence personnelle et celle des autres humains, comme une vie qui ne disparaît pas avec la mort (5) et donc qui peut être perçue aujourd’hui en terme « de commencements en recommencements (9). Et, dans le même mouvement, nous sommes appelés à participer dans l’espérance à la mutation sociale et culturelle dans laquelle nous sommes engagés. Nous suivons le fil conducteur de l’Esprit : « L’ « essence » de la création dans l’Esprit est la « collaboration » et les structures manifestent la présence de l’Esprit dans la mesure où elles manifestent « l’accord général » (6).

C’est dans cette inspiration que nous lisons le livre de Jean-Claude Guillebaud. Il y a dans cet ouvrage un mouvement de vie, une dynamique où la réflexion et le vécu sont associés. « L’espérance est lucide, mais têtue. J’y repense chaque matin à l’aube, quand je vois rosir le ciel au dessus des toits de Paris ou monter la lumière derrière la forêt, chez moi, en Charente… L’espérance a partie liée avec cet infatigable recommencement du matin. Elle vise l’avenir, mais se vit aujourd’hui… » (p 15). Ce livre nous entraîne. Il éclaire notre chemin. Ensemble, nous pouvons partager cette vision : « Une autre vie est possible ».

Jean Hassenforder

Suite de :

Quel avenir pour le monde et pour la France ? / 1 : Choisir l’espérance, c’est choisir la vie.

Quel avenir pour le monde et pour la France ? / 2 : La montée du pessimisme et de la négativité.

 

(1)            La vie et la pensée de Jürgen Moltmann : « Une théologie pour notre temps » http://www.temoins.com/etudes/une-theologie-pour-notre-temps.-l-autobiographie-de-jurgen-moltmann/toutes-les-pages.html  La pensée théologique de Jürgen Moltmann est présenté sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » http://www.lespritquidonnelavie.com/

(2)            Sur ce blog : « la force de l’empathie » https://vivreetesperer.com/?p=137 . « Face à l’avenir. Un avenir pour l’économie. La troisième révolution industrielle » https://vivreetesperer.com/?p=354  « La bonté humaine » https://vivreetesperer.com/?p=674  « Une nouvelle manière d’être et de connaître . « Petite Poucette » de Michel Serres » https://vivreetesperer.com/?p=820. Le magazine : Sciences humaines a présenté la prise en compte des orientations positives dans les recherches actuelles. « Quel regard sur la société et sur le monde » https://vivreetesperer.com/?p=191

(3)            Sur ce blog : « les malheurs de l’histoire . Mort et résurrection » https://vivreetesperer.com/?p=744

(4)            « Sur le blog : « L’Esprit qui donne la vie » : « la vie contre la mort » http://www.lespritquidonnelavie.com/?p=841

(5)            Sur ce blog : « Une vie qui ne disparaît pas » https://vivreetesperer.com/?p=336 « Sur la terre comme au ciel » https://vivreetesperer.com/?p=338

(6)            Citation (p 25) extraite du livre : Moltmann (Jürgen). Dieu dans la création . Traité écologique de la création, Seuil, 1985. Sur ce blog : « Dieu suscite la communion ». https://vivreetesperer.com/?p=564.