BlaBlaCar. Un nouveau mode de vie

Le covoiturage : un lieu de rencontre et de solidarité, une respiration

 David habite Dreux. Il est souvent appelé à se déplacer. David nous raconte ici comment il a découvert et expérimenté BlaBlaCar.

« Une amie m’en avait parlé et proposé de limiter ainsi les frais de voyage des grandes vacances. Je n’ai pas accepté croyant ainsi préservé ma liberté. C’est, il y a quelques mois, que j’ai expérimenté BlablaCar, car, pour de bon, étant privé de voiture.

BlaBlaCar, c’est un site internet (1) qui propose des petits et longs trajets dans toute la France et même au delà. Il présente de petites annonces avec le nom, l’âge, des éléments biographiques des conducteurs comme des passagers. Il suffit de s’inscrire à une annonce proposant un trajet et comme conducteur, il suffit de proposer un trajet et d’attendre que des passagers s’inscrivent. Le trajet coûte au passager et rapporte au conducteur environ la moitié du coût réel pour une personne, ce qui fait moins d’un quart des prix des billets de train.

Le site modère lui même les prix en indiquant si les prix sont verts, oranges ou rouges, c’est-à-dire s’ils sont bon marché, moyens ou un peu chers. Lorsqu’on est passager, on paie par carte bleue auprès du site qui reverse la somme au conducteur en y ajoutant une commission.

 BlaBlaCar existe déjà depuis quelques années et, il y a quelque temps, le service de mise en relation et de gestion des trajets se faisait sans facturer des commissions. A cet âge d’or de BlaBlaCar selon les anciens utilisateurs de BlablaCar, appelés « ambassadeurs » ou « experts », il n’y avait pas au départ de frais de commission, et l’argent se donnait de la main à la main au début ou à la fin du trajet. Pour ceux qui débutent ou les habitués plus récents, la commission fait partie du système. Depuis quelques années, l’entreprise française BlaBlaCar a maintenant 60 salariés et a professionnalisé et sécurisé le système à la fois au niveau de la sécurité des membres du réseau en obligeant à l’identification complète, aussi en mettant en place une évaluation des conducteurs et des passagers les uns par les autres, en améliorant le système de réservation qui est opérationnel à 100%. Ce service est une partie de la commission facturée. L’autre partie de la commission, et c’est là un débat de société, sert à provisionner la TVA. C’est là où les chauffeurs de taxi, les voitures avec chauffeurs et la SNCF sont concernés et « indignés » parce que le trajet en BlaBlaCar, c’est un constat, sont de 2 à 6 fois moins chers, mais ne sont pas soumis à la même TVA. Il y a actuellement un vide juridique en France sur ce point de fiscalité. Donc, en attendant que l’état adopte une position fiscale par rapport à ce nouveau type d’entreprise, BlablaCar provisionne par cette commission un éventuel coup de frein qu’obtiendrait la SNCF par exemple contre ce nouveau concurrent qui lui prend un nombre de passagers suffisamment important pour qu’elle réagisse auprès de l’état d’une part, et que, d’autre part, elle crée sur son propre site de réservation et de billet un service de covoiturage. C’est dire si la tendance est d’actualité ».

Peut-on aller au travail en Blablacar ? « Personnellement j’y suis allé plusieurs fois avec des conducteurs qui allaient au travail eux aussi. Cela m’a permis de rencontrer un employé de la SNCF, une contrôleuse de la RATP, un restaurateur, un expert comptable, un informaticien du ministère de la défense qui se rendait à Balard, un professeur de mécanique, un chef d’entreprise, des étudiants en économie, en école vétérinaire. J’ai aussi rencontré des personnalité surprenantes comme cette retraitée de 80 ans repartant d’un colloque à Paris pour la Bretagne et conduisant d’une façon  hésitante dans l’agglomération et, bien sûr, avec une vieille voiture. Elle m’a parlé longuement de son colloque sur « le développement personnel et les neurosciences ». J’ajoute que j’ai été aussi covoituré par un quinquagénaire d’éducation protestante libérale qui m’a entretenu des bienfaits du chamanisme et des rites tantriques pendant une heure et demie.

Habitant Dreux, je constate que la liaison Bretagne, Normandie, Ile de France est particulièrement peuplée et animée. Plusieurs trajets par jour sont proposés. J’ai pu constater aussi cet été en allant en vacances dans le sud en BlaBlaCar qu’il était extrêmement facile et économique de décider en trois heures de monter dans une voiture pour Nice, Montpellier, Nîmes, Perpignan. J’ai même hésité à aller en Espagne.

Ce qui m’a le plus frappé, c’est que la plupart de temps passé dans ce covoiturage est l’occasion d’une vraie rencontre interpersonnelle, ce qui n’est pas rien, dans notre société et n’arrive pas dans les transports en commun. Quelques utilisateurs, dont moi parfois, sont dans le pragmatisme, mais la plupart du temps, et c’est indiqué dans l’annonce, des covoitureurs sont prêts à faire un détour de 15 à 30 minutes pour raccompagner le passager à son domicile ou à son lieu de travail, sont prêts à écouter de la musique ou pas, à parler un peu, beaucoup ou pas, et de fumer ou pas dans la voiture, tout cela étant précisé par de petites icônes appropriées sur le site. Il m’est arrivé cet été sur la route de retour des vacances, revenant du pont de Millau,  de faire route avec un couple qui circulait en deux voitures ; J’ai circulé avec le monsieur (kiné). Nous nous sommes arrêtés au restaurant avec sa compagne. Surpris que son compagnon discute autant avec son passager BlaBlaCar, elle m’a demandé si je voulais bien poursuivre le trajet dans sa voiture pour discuter avec elle après avoir discuté avec lui.  Et c’est comme cela qu’un couple donne du travail d’accompagnement pastoral et un magnifique retour de vacances à un pasteur heureux de reprendre son rôle d’encouragement en retournant à sa paroisse. Comme souvent on se demande les uns les autres « ce qu’on fait dans la vie » et que l’on en vient à parler de « ce que l’on fait dans la vie », lorsque je dis que je suis pasteur, il y a, en général , soit un mouvement d’évitement, soit un regain d’intérêt. Si c’est l’évitement, je reparle d’autre chose. Si c’est l’intérêt, la conversation s’engage. Le plus fréquent est un mélange des deux attitudes. C’est le même phénomène que lorsqu’on dit tout de go qu’on est chrétien. Ce que je trouve intéressant de mon côté, c’est de voir quelquefois les gens s’ouvrir d’eux-même d’une manière familière et simple sur ce qui est au cœur de leur vie, et c’est fou la liberté de parole et de questionnement lorsqu’on parle à un inconnu. C’est alors qu’on fait connaissance. Des gens m’ont parlé de Dieu, mais rarement. La grand-mère retraitée m’a parlé du besoin de libération de l’humain. Cependant, il ne m’est pas arrivé jusqu’ici de rencontrer des chrétiens engagés. Je trouve étonnant de n’avoir rencontré aucun chrétien, même sociologique, après une quarantaine de voyages. En tout cas, la réflexion éthique, la bonne réflexion morale est une constante sur ce réseau. Et les dialogues sont très respectueux.

Ayant le besoin de me déplacer, j’ai fait le constat  que BlaBlaCar est non seulement un moyen de faire des économies, mais aussi un lieu de solidarité. J’ai pris conscience de quelque chose que je voudrais mentionner presque comme une confession ou un aveu. Lorsque mon amie m’avait parlé la toute première fois de prendre des passagers dans ma voiture pour partir en vacances et alléger mes propres frais de route, j’avais dit non. Je n’ai découvert BlaBlaCar que 6 mois plus tard en n’ayant plus de voiture. Or, cette découverte de BlaBlaCar, le côté pratique, l’esprit de serviabilité du conducteur qui vous dépose jusqu’à chez vous, l’intérêt des échanges humains, les contacts pris et les voyages agréables à plusieurs m’ont amené à me dire que globalement ces six derniers mois en Blablacar ont été bien plus agréables que les six mois précédents tout seul dans ma voiture. J’avais voulu rester « tout seul dans ma voiture » croyant protéger mon confort, ma liberté et ma vie privée. Je me demande aujourd’hui tout en disposant à nouveau d’une voiture, si je ne vais pas continuer de pratiquer BlaBlaCar une fois sur deux, sinon plus souvent. Proposer une à trois places à bord ne prend que trois minutes, me rapporterait pour chaque passager de ¼ à la ½ du prix du trajet. Aller de Dreux à Paris  pour un prix entre 5 et 8 euros pour 100 km en étant déposé à une bouche de métro ou de RER, restera très pratique.

Si je pousse un peu plus loin ma réflexion, je me demande si je n’ai pas été victime d’un phénomène qui finalement n’existe pas qu’en Amérique : le phénomène du tout voiture. J’avais un peu oublié la marche à pied, le vélo et la possibilité de lire. L’expérience BlaBlaCar m’a permis un retour à ces fondamentaux pour la bonne santé et de constater qu’ils avaient disparu avec le tout voiture. Je conserverai de cette expérience ma discipline quotidienne de la marche à pied. Quant à la possibilité de partager un trajet en covoiturage, c’est une respiration. Des contraintes et un espace de convivialité sont partagés. J’ai bien peur que, sous couvert de confort et de liberté avec le tout voiture, on se choisisse en fait une situation d’isolement, de repli de soi dans une relation peut-être fusionnelle, voire idolâtre avec sa chère voiture. En passant, et ce n’est pas rien, BlaBlaCar, c’est un mode de vie écologique, plutôt responsable ».

 Contribution de David Gonzalez

(1) BlaBlaCar : http://www.covoiturage.fr/

Sur ce blog, autre contribution de David Gonzalez : « Chagall, Dieu et l’amour » : https://vivreetesperer.com/?p=1260

Sur ce blog, voir aussi :

« Une révolution de l’être ensemble »  Présentation du livre d’Anne-Sophie Novel et Stéphane Riot : « Vive la co-révolution. Pour une société collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1394

« Pour une société collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1534

« Anne-Sophie Novel, militante écologiste et pionnière de l’économie collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1975

« OuiShare, communauté leader dans le champ de l’économie collaborative » : https://vivreetesperer.com/?p=1866

 

Susciter un climat de convivialité et de partage

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La bibliothèque comme espace de rencontre

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         Au cours de son itinéraire professionnel de bibliothécaire, Blandine Aurenche a joué, entre autres, un rôle de médiatrice.

«  La bibliothèque est un carrefour. les gens s’y croisent pour des motifs extrêmement variés. Comme bibliothécaire, j’ai essayé de permettre à des gens qui passent de se sentir bien à l’aise dans ce lieu pour y découvrir ce qu’il offre et croiser leurs découvertes avec celles des autres. Cette attitude requiert beaucoup d’écoute surtout si l’on veut entendre les suggestions des gens ».

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         Comment susciter un climat de convivialité et de partage ?

« Il y a d’abord une rupture avec l’ancienne conception de la bibliothèque. Ce ne sont plus les collections qui sont premières et qui définissent la bibliothèque. La médiathèque publique s’inscrit dans une perspective toute autre. Pour moi, c’est un espace de rencontre entre une population et des supports d’information divers, à travers des échanges et des temps de convivialité.  Je ne m’adresse pas à des lecteurs isolés, mais à une population . Et, dans cette population, seule une minorité est initiée à l’usage classique de la bibliothèque . L’essentiel du travail des bibliothécaires, outre l’acquisition de tous les médias, est de faire en sorte que l’ensemble de la population, et en particulier, les habitants qui ne sont pas familiarisés avec le lieu, en découvrent l’usage et puissent se l’approprier ».

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         Blandine Aurenche évoque de nombreuses situations.

«  Je pense par exemple à de jeunes mamans d’origine étrangère, accueillies dans un foyer. On est allé lire régulièrement des livres à leurs enfants devant elles. Au bout de quelques mois, ces mamans ont été accueillies à la bibliothèque. On les a vraiment reçues avec un thé à la menthe. On a pris le temps de bavarder, de leur expliquer ce à quoi servait la bibliothèque. La plupart de ces mamans sont ensuite revenues régulièrement pour elles-mêmes. Elles se sont servies de l’ordinateur pour celles qui savaient écrire et lire. Elles se sont mises à emprunter des livres, des CD, des DVD. Elles sont devenues des « clientes » à part entière.

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         Dans la bibliothèque, il y a un rayon important de nouveautés. Nous essayons d’être très réactifs aux nouvelles parutions. Spontanément ;les lecteurs ont très vite donné leur avis en mettant des petits papiers sur les livres. C’est un exemple de la manière dont les lecteurs ont investi le lieu ;

         Autre exemple : un lecteur est venu me voir pour me proposer d’organiser un ciné club. Avec lui, nous avons décidé de faire en sorte que, chaque mois, un habitant vienne animer une séance autour d’ un film choisi par lui. Et cela marche très bien.

         Des lecteurs nous ont également proposé à plusieurs reprises d’inviter un musicien, un auteur qu’ils connaissaient.

         Effectivement, on constate un grand désir de participation.  Après l’ouverture d’une médiathèque, une quinzaine de personnes ont proposé spontanément de faire du soutien scolaire ou de la lecture aux enfants sans qu’on les ait le moins du monde sollicitées. A partir de là, nous avons organisé des séances de soutien scolaire.

         Autre exemple d’investissement personnel. Nous avons une table dévolue à un jeu d’échecs. Tous les samedis, sans qu’on le connaisse au début et sans qu’on lui demande, un monsieur d’un certain âge est venu s’installer à cette table d’échec et s’est mis à jouer avec ceux qui le souhaitaient. Et, petit à petit, il a appris aux enfants à jouer aux échecs.

         Nous avons un jardin dans la bibliothèque. Un papa s’est proposé pour venir, tous les samedis, entretenir ce jardin avec ses enfants et tous les autres enfants qui le souhaitaient.

         Aujourd’hui, les mamans étrangères ont pris l’habitude d’entrer dans la bibliothèque et d’y passer un bon moment lorsqu ’elles viennent chercher leurs enfants. J’ai l’impression que les gens se sentent chez eux.

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         Nous réservons le même accueil aux adolescents.

Un garçon qui, en classe de troisième, avait à lire « la Vénus d’Isle » de Prosper Mérimée, difficile pour un garçon de cet âge, cherchait ce livre. Il m’a dit : « J’en ai marre. Je n’arrive jamais à lire ces livres. C’est trop difficile ». En fait, il aurait souhaité que je fasse une fiche de lecture à sa place. Je lui ai proposé de lui lire à haute voix le premier chapitre. Puis, nous avons convenu qu’il revienne  pour que je lui lise la suite. Je lui ai lu l’ensemble du livre. Et, en même temps, je l’ai aidé à décrypter certaines expressions difficiles. Cela a changé beaucoup son attitude vis-à-vis de la bibliothèque et peut-être vis-à-vis de la lecture.

         J’ai rencontré un  ancien petit lecteur qui est devenu unélu municipal. Je lui lisais souvent le début des livres qu’il devait lire pour la classe. On pouvait en discuter. Il m’a dit que cela l’avait beaucoup aidé. Cela lui avait permis de faire le pas pour s’approprier la lecture . Il me semble que le travail de la bibliothécaire est de faire un petit bout de chemin avec des jeunes pour leur donner des clefs et les aider ainsi à « entrer en littérature »..

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          Comment un climat convivial émerge-t-il ?

« A la bibliothèque Louise Michel, on a créé le café de Louise, un temps d’échange sur les livres que les gens auto-gérent pratiquement. Entre eux, les gens échangent sur leurs lectures. C’est comme dans un ciné club.

         La bibliothèque devient un lieu familier dans le quartier. Les gens qui viennent commencent à parler entre eux. Certains sont devenus amis. Beaucoup viennent tous les jours et y passent un petit moment. Ils viennent lire le journal, bavardent avec d’autres lecteurs ou avec des bibliothécaires.

         A quoi un tel lieu sert-il ? Pour moi, c’est un lieu de gratuité. Les gens ne sont pas forcé de venir. Mais ils sont reconnus et accueillis pour eux-mêmes. C’est donc un lieu de respiration où on peut se poser, se ressourcer. C’est un lieu de vie sociale où on peut entrer en contact avec d’autres dans un climat convivial ».

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Contribution de Blandine Aurenche.

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Sur le même sujet,on pourra lire aussi :

Sur ce blog : « Laissez les lire ! Une dynamique relationnelle et éducative ».  https://vivreetesperer.com/?p=523

Sur le site de Témoins : Emergence d’expaces conviviaux et aspirations contemporaines. Troisième lieu (« Third place ») et nouveaux modes de vie » : http://www.temoins.com/index.php?option=com_content&view=article&id=1012&catid=4

Emergence en France de « la société des modes de vie » : autonomie, initiative, mobilité…

La vision de Jean Viard sur le potentiel français.

Dans un livre récent : « Nouveau portrait de la France. La société des modes de vie » (1), le sociologue Jean Viard, à la suite d’autres travaux témoignant d’une approche originale, nous présente une analyse de la mutation de la société française.

La crise bat son plein et assombrit notre perception de l’avenir, et, on le sait par ailleurs, les enquêtes d’opinion font apparaître chez les français un pessimisme plus marqué que dans d’autres pays. Aussi l’analyse de Jean Viard est bienvenue, car elle apporte des éléments stimulants pour notre réflexion et notre compréhension.

Jean Viard rejoint d’autres analystes qui, au cours des dernières décennies, ont étudié la transformation de la France : Jean Fourastié (2) et Joffre Dumazedier (3), Henri Mendras (4) et Michel Serres (5). Et, comme eux, il met en valeur l’ampleur des changements en cours, mais aussi des acquis considérables que nous avons parfois tendance à oublier.

Ainsi, par exemple, notre espérance de vie a augmenté de vingt cinq ans au XXè siècle. «  Cette vie en plus » qui avoisine en moyenne les 40 % par rapport à la génération de 1900 est en partie due à une formidable réduction du travail et de son usure sur le corps » (p 14).

Expansion du temps libre

De fait, une transformation fondamentale s’est opérée dans la répartition du temps. « Là où en 1900, pour la très grande majorité des citoyens, le travail et le sommeil occupaient 70% du temps de la vie, ils n’occupent plus ensemble, en 2011, que 40% » (p 15).       L’augmentation de la vie se conjuguant avec la réduction du temps de travail, un genre de vie radicalement différent est apparu. « Nous sommes passé de cent mille heures disponibles, hors sommeil et travail, à environ quatre cent mille pour soi, sa famille, ses temps libres, sa culture, ses engagements et ses voyages…  Cette multiplication par quatre du temps disponible, hors sommeil et hors travail, est l’information essentielle. Dans cette dilatation du temps à faible contrainte se tient la révolution temporelle que nous vivons sans en être totalement conscients » (p 32) ;

La culture du temps libre.

Dès lors, la culture du travail demeure, mais perd sa prédominance. Son influence persiste dans certains contextes et dans certains milieux, mais partout, elle doit tenir compte de la culture nouvelle qui s’est développée et se développe dans le temps libre. Cette culture nouvelle engendre une nouvelle manière de vivre et de penser. «  Aujourd’hui, la société a deux maîtres : le travail bien sûr, mais aussi à part quasi égale, le temps de non-travail. Ces deux maîtres luttent, s’associent, s’opposent pour construire la société, favoriser la productivité… modifier les codes et les normes, définir les espérances et les exclusives, favoriser telle ou telle région, telle ou telle cité » (p 9). « Si les liens issus du travail sont encore nourris de la culture hiérarchique et collective particulièrement prégnante en France, ils sont appelés de plus en plus à tenir compte de la culture du temps libre où les liens sont auto-organisés et souples » (p 42).

La culture du temps libre qui se déploie dans ce que le sociologue Joffre Dumazedier avait appelé « la civilisation des loisirs » s’inscrit dans une nouvelle répartition des temps sociaux, mais aussi dans le jeu d’une autonomie qui s’exerce dans un ensemble de changements techniques et sociaux qui se traduisent par une grande mobilité.

Ainsi, Jean Viard évoque une « civilisation des vies complètes » où quatre générations évoluent ensemble, une civilisation avec les « vieux présents » et les « bébés vivants ». Cette explosion de l’espérance de vie en trois ou quatre générations est le plus beau progrès des sociétés modernes… »

Notre société est aussi une « société de mobilité des individus dans l’ensemble de leur champ d’activité et d’existence y compris, pour une part, en matière de convictions et d’engagements. Nous sommes devenus multi-appartenants dans un monde qui s’est arraché dans la douleur aux systèmes collectifs d’appartenance » (p 29).

Et, de même, « le lien social se privatise au fur et à mesure que le temps se privatise et que les normes et le valeurs inventées pour vivre ce temps libre réorganisent notre culture. Le lien social lie aujourd’hui des individus autonomes, mobiles, acculturés à l’absence, en risque permanent, il est vrai, de solitude. Mais libres aussi » (p 39).

Cette nouvelle culture du temps libre se manifeste aussi en terme de réseaux. « Nous avons chacun des réseaux de relations multiples intra et extra familiales qui ont, peu à peu, submergé les liens rares et régulés du monde d’hier. Et le cœur de ce réseau de relations, c’est l’affection sous toutes ces formes et le « faire ensemble des chose différentes », ce qui est de plus en plus le modèle de la famille tribu » (p 41).

La culture du temps libre participe à une transformation des  représentations, des attitudes, des comportements. C’est une transformation de grande portée. Ainsi, nous dit Jean Viard, cette nouvelle culture « joue également avec le recul de la force comme système de domination du travail, de la politique et des femmes (ce qui est le grand regret des droites extrêmes). Cette nouvelle société est par nature paritaire et métissée, même si elle peine à advenir » (p 50)

L’avènement de la mobilité.

En 1950, une personne parcourait en moyenne chaque jour cinq kilomètres. « Cinq kilomètres, c’est un monde du voisinage, de l’interconnaissance, du contrôle social de chacun… C’est un espace social dense… c’est un groupe fortement uni par un nous dans lequel la bataille de chacun consiste à se créer une parcelle de je… » (p 60-61). Aujourd’hui, la situation est complètement différente. Une personne parcourt en moyenne chaque jour quarante-cinq kilomètres (p 61). La majorité de ces déplacements est maintenant lié au temps de loisir. « Nous sommes entrés dans une période de « mobilité généralisée ». Des flux migratoires nouveaux apparaissent. Ainsi, beaucoup de jeunes, lorsqu’ils se stabilisent, recherchent une maison avec jardin peu éloignée d’une ville de province. C’est le mode de vie qui est le choix premier. De même, les jeunes retraités sont attirés vers des villes technologiques et culturelles comme Montpellier ou Nantes » (p 67).

Ainsi, nous sommes « face à une mobilité dominante, parfois plus subie que choisie » (p 69). « Demeure une forte part de la société qui n’a pas vécu ce basculement et qui tend à se replier dans des formes d’appartenance traditionnelles » (p 65).

Cette expansion de la mobilité modifie l’usage et la représentation de l’espace. Jean Viard évoque l’importance croissante du logement et les nouvelles requêtes envers celui-ci. « La question du logement est essentielle dans l’évolution des codes sociaux et dans leur démocratisation » (p 71-81).

Et, de même, notre représentation et notre usage du territoire ont complètement changé. C’est un « territoire en réseaux ». La mobilité physique se conjugue avec  une « mobilité virtuelle de masse ». Une géographie nouvelle s’est mise en place. La ville a changé de visage. Depuis vingt-cinq ans, « elle se reconstruit comme espace de promenade, de divertissement et de rencontre » (p 92). C’est Paris Plage, le retour des tramways et le Vélib. Mais cette évolution n’est pas réservée à Paris. Elle se manifeste quasiment partout. Et, de même, les rapports entre l’urbanité et le monde vert ont changé (p 100-109). « On ne peut plus penser en terme de société urbaine et société rurale, ni d’ailleurs en terme de Paris et de province » (p 102). Il y a un étalement du tissu urbain. Jean Viard évoque ainsi une « ville nuage ». Les « extra urbains », « les habitants qui ont fait le choix de quitter l’urbain central » (p 102) se multiplient. Ils s’installent dans la France des villages, des campagnes, des bourgs et des petites villes. Alors la taille et la densité de chaque aire urbaine augmente. « Lorsque nous pensons « urbains et extra urbains », écoutons le mouvement, les représentations et les trajets, car tout cela fait système, chaînes et réseaux ».

Une dynamique nouvelle à accueillir et prendre en compte.

Pour progresser, nous avons besoin de prendre conscience des représentations du passé qui nous empêchent de voir le présent dans sa réalité et d’agir en conséquence. Le livre de Jean Viard nous montre combien les dynamiques nouvelles appellent des changements que nous ne pouvons pas mettre en oeuvre lorsque nous sommes prisonniers des représentations du passé. « Trop souvent aujourd’hui, on pense et on agit la société avec une vision issue du monde d’hier » (p 19). Cela vaut pour l’économie comme pour la politique. Dans des champs très variés, Jean Viard ouvre notre regard sur les transformations dont il faudrait tenir compte pour agir avec pertinence. En voici quelques exemples.

Une compréhension des nouvelles orientations du travail fonde une réflexion prospective concernant  la politique économique. On ne peut plus confondre aujourd’hui travail et production de biens. « 40% des emplois sont occupés par des gens qui s’occupent des autres : enseigner, soigner, divertir. Là est la vraie novation de nos sociétés. L’énorme investissement en éducation et en santé que nous avons fait au XXè siècle est la cause profonde des nouveaux équilibres à l’œuvre. Ensuite 30% environ des emplois gèrent la logistique de la société (commerce, sécurité, transport, politique et administration), 10% travaillent l’espace (agriculture, urbanisme, logement) et moins de 20% produisent des objets. Autrement dit, 70% des emplois sont liés aux habitants et, donc, accentuent les flux migratoires» (p 174).

Un phénomène nouveau est apparu. La recherche d’un genre de vie attractif est devenue moteur. Les entreprises sont progressivement amenées à suivre le mouvement. « Quand on étudie les migrations nationales en France depuis les années 1960, il ressort nettement que les régions touristiques attirent à la fois plus de nouveaux habitants que les autres, et plus d’entreprises dans les nouveaux secteurs économiques » (p 142). L’économie se déploie vers les zones de consommation et vers les grandes régions de tourisme. « Certaines villes comme Lyon et Lille ont su remarquablement se repositionner dans cette nouvelle géographie… Mais le plus surprenant est la puissance nouvelle des régions du soleil : Nice, Grenoble, Aix, Montpellier, Toulouse… «  (p 143-144). « Les régions du sud, puis de l’ouest deviennent des pôles high tech considérables » (p 157)).

Dans cette perspective, « le tourisme est au XXè siècle un des éléments décisifs de restructuration de l’image des territoires et de leur attractivité « post- touristiques ». Et de même, le dynamisme des grandes villes françaises est lié pour une part à leur politique de mise en valeur de leur patrimoine culturel et de leurs ressources touristiques. « Réfléchissons à ce rôle du tourisme si peu étudié dans la mise en désir des territoires. Comprenons qu’après les mines, les usines et l’administration d’état au XIXè siècle, le tourisme est au XXè siècle, un des éléments décisifs de restructuration de l’image des territoires et de leur attractivité « post-touristiques ». (p 84).

La prise de conscience des orientations nouvelles peut guider une politique économique. Elle est indispensable pour concevoir une organisation politique en phase avec la manière dont la vie se déroule aujourd’hui.

Effectivement, on constate l’inadaptation des structures administratives et politiques héritées du passé et, en particulier, de la France rurale. « Les cadres territoriaux et mentaux issus du mythe paysan français ne servent plus qu’aux élus et à l’administration » (p 180). « Si la gestion des villes s’est renouvelée, les difficultés du monde extra-urbain et des banlieues appelle « une réforme territoriale puissante » (p 108). Et, bien sûr, ce qui reste du modèle centralisé et jacobin est complètement dépassé. Il est même parfois court-circuité si l’on constate avec Jean Viard que « le local est maintenant en lien direct avec le global ». « La société locale est immédiatement mondiale, là où le centre post-jacobin est souvent encore empêché dans une logique centre/périphérie qui fleure bon son Richelieu » (p 134).

Jean Viard consacre un chapitre aux « transformations de la cité politique ». Il esquisse un ensemble de propositions. Il nous appelle à un regard nouveau ; « Nous n’avons pas su réorganiser la politique, pour que le gouvernement de la cité soit en harmonie, en écoute des attentes, des individus mobiles… » (p 186). Le danger du repli, du rejet, de l’ethnicisme et du souverainisme est bien là. Nous sommes appelés à « inventer des cadres et des règles pour une cité politique nourrie de liberté individuelle, de multiplicité des objets et des expériences, de discontinuité , de besoin de vie romanesque » (p 186).

Un horizon pour la France.

Ce livre est excellent. Jean Viard pose un diagnostic sur l’état de la France. Il montre les problèmes et les dangers, mais il ne s’y attarde pas, car ses constats et ses analyses nous aident à comprendre les dysfonctionnements. Il met en évidence les transformations radicales qui sont intervenus dans notre pays au cours des dernières décennies. Il nous décrit une dynamique nouvelle qui se manifeste dans des modes de vie différents. Et, face au pessimisme ambiant, Jean Viard esquisse des propositions et montre le potentiel de la France. Il met en évidence les atouts de notre pays : Paris, la grande « ville monde », des villes dynamiques, des ressources touristiques considérables, un art de vie attractif. Jean Viard fait apparaître un ensemble de capacités qui fonde une politique de développement.

Bien sûr, il y a des difficultés, il y a des drames. Oui, il y a la montée du chômage et des inégalités, de la souffrance sociale et de l’exclusion. Mais « la faiblesse de l’analyse de la créativité de la société depuis un quart de siècle a contribué à diffuser dans l’opinion l’idée, fausse, que la pauvreté a augmenté et qu’elle est notre avenir probable… Car si on n’éclaire pas le mouvement de la société, chacun ne voit plus que ce qui se déstructure et, au lieu de mettre son énergie à accompagner, renforcer et diffuser le mouvement, chacun s’enferme dans une vision noire… » (p 197). « Il nous faut sortir des imaginaires de la chute qui nous ont envahis et redécouvrir les forces de vie aussi à l’œuvre dans le présent » (p 22). La France peut entrer dans ce monde nouveau en étant elle-même. « Demandons-nous pourquoi les autres viennent autant chez nous et bâtissons notre position économique dans la mondialisation à partir de ces désirs là » (p 194).

On peut contester tel ou tel point ou estimer que l’analyse néglige certains aspects. Cet ouvrage va-t-il assez loin dans l’analyse de l’origine, du parcours et des conséquences d’une culture traditionnelle individualiste et défensive qui engendre la défiance ? (6). Et comment aider les groupes économiquement et socialement enfermés dans des conditions anciennes de vie à entrer dans une nouvelle étape ?  Mais ce livre apporte un message tonique. Il est publié dans une série intitulée : « L’urgence de comprendre ». Oui, il y a urgence de comprendre en sachant que la compréhension engendre ici une intelligence des situations et une vision, source d’encouragement et de dynamisme. Le livre de Jean Viard nous aide à percevoir la réalité sociale dans laquelle nous vivons. Partageons cette lecture qui contribue à éveiller notre intelligence collective.

J H

 

(1)            Viard (Jean). Nouveau portrait de la France. La société des modes de vie. L’aube, 2011 (Monde en cours). Ce livre court (200p) et très accessible peut être l’objet de cercles de discussion. Sociologue, économiste de formation, Jean Viard dirige également les éditions de l’aube.

(2)            Economiste, Jean Fourastié a mis en évidence les modalités de mutation économique intervenue après la seconde guerre mondiale : « Les trente glorieuses. La révolution invisible de  1945 à 1976 » (Fayard, 1979) (réédition en livre de poche). A côté de l’évolution du niveau de vie, il a mis l’accent sur la notion de genre de vie et a développé une réflexion philosophique à propos de l’évolution des mentalités.

(3)            Sociologue et militant de l’éducation populaire, Joffre Dumazedier a été le pionnier de la sociologie des loisirs. Un classique : « Vers une civilisation des loisirs »  (Seuil 1962)

(4)            Sociologue de la vie rurale, Henri Mendras a ensuite étudié les transformations de la société française. Il a publié, entre autres, un ouvrage essentiel pour comprendre l’évolution de notre société : « La Seconde Révolution Française : 1965-1984 » (Gallimard, 1988)

(5)             Michel Serres est un philosophe réputé qui réfléchit à la mutation de la société. Un essai éclairant comme réflexion sur l’évolution dans le long terme. : « Temps des crises » (Le Pommier, 2009)

(6)            Sur le site de Témoins : « Défiance ou confiance. Quel style de relation ? Quelle société ? » http://www.temoins.com/societe/defiance-ou-confiance.html

Sur ce blog, on pourra lire également une mise en perspective du livre de Jérémie Rifkin : « La troisième révolution industrielle » : https://vivreetesperer.com/?p=354