Devenir plus humain

 

Une culture de l’amour, de l’accueil de l’autre, d’acceptation de la différence.

 

Jean Vanier (1), le fondateur de « l’Arche » (2), un ensemble de communautés qui accueillent des personnes handicapées mentales dans des lieux de vie partagée, a reçu le prix de la fondation Templeton (3), une organisation qui œuvre pour le développement spirituel dans la reconnaissance conjuguée de l’apport des sciences et des religions. A cette occasion, dans une interview en vidéo (4) ; « Jean Vanier parle sur les grandes questions » et il nous communique sa vision d’une société plus humaine où chacun est reconnu, respecté, aimé, et où l’on peut  trouver dans une petite voix intérieure l’inspiration pour œuvrer en ce sens. « La vision de Dieu, c’est que nous nous aimions les uns les autres, que nous nous respections les uns et les autre, qu’on voit chez l’autre, différent, le trésor de son être ». Cette interview ouvre notre cœur et notre regard. Ces quelques notations recueillies lors de son audition pourront contribuer à baliser notre réflexion et notre méditation.

 

Devenir pleinement humain

 

Etre pleinement humain, c’est reconnaître notre condition humaine dans ses limitations : « Nous sommes des êtres qui n’existaient pas, il y a quelques années et nous n’existerons pas, de la même façon, dans quelques années. Devenir pleinement humain, c’est accepter la réalité : je suis né un tout petit enfant. Je vais mourir, pauvre. Nous sommes tous des êtres vulnérables »

Mais l’être humain est aussi porteur d’un grand potentiel, car il est doté à la fois d’une tête et d’un cœur. « La tête, qui a besoin de savoir, de connaître, de rechercher, de chercher. C’est une intelligence extraordinaire pour faire des choses et prendre notre place. Et aussi le cœur, une capacité d’apprécier l’autre, différent ». Face à un monde marqué par les rivalités, « la question est de découvrir ce qui est le plus intime dans l’être humain, c’est à dire le cœur, la capacité d’aimer, la capacité de voir dans l’autre, différent, ce qui est bon : « Tu es beau. Tu as des choses à donner ».

« Il y a besoin d’une unité entre la tête et le cœur « pour que j’utilise mon intelligence non pas pour avoir plus de pouvoir, mais pour faire de belles choses, pour aller vers un monde où il y a plus de paix, plus d’accueil des gens, plus d’amour »

Dans le cœur de l’homme, il y a le désir constant de l’infini ». On cherche à avoir plus d’argent, plus de pouvoir, mais aussi « à découvrir que dans l’approche de l’infini, il y a une recherche de Dieu ».

 

Quel est le rêve de Dieu pour l’humanité ?

 

« Le rêve de Dieu pour l’humanité, c’est l’unité »

Mais d’où venons-nous ? Il fut un temps où il y a eu l’esclavage, l’horreur de l’esclavage »…il fut un temps où on parlait des gens d’Afrique où des premières nations du Canada comme des sauvages. Heureusement aujourd’hui, on les reconnaît comme des êtres humains et on considère leurs traditions comme des traditions importantes, profondément humaines…De la même façon, les personnes avec un handicap étaient longtemps considérées comme une honte pour les familles et même comme une punition de Dieu pour des péchés ou des méfaits des ancêtres… On est en train de découvrir que chaque personne (quelque soit son statut) est vraiment une personne »

Nous avons vécu une prise de conscience : « Avec la fin de la guerre 39-45, on a découvert Auschwitz. On a découvert aussi l’horreur de la bombe atomique. On peut connaître le suicide. Il faut qu’il y ait un changement »

Jean Vanier nous parle de la vision de Dieu : « La vision de Dieu, c’est une évolution progressive de l’humanité. C’est que nous nous aimions les uns les autres, que nous nous respections les uns les autres, qu’on voit chez l’autre différent le trésor de son être. Chaque personne est importante… Alors, c’est là la vision de Dieu. C’est que, petit à petit, dans la terrible lutte entre l’injustice et la justice, que progressivement de plus en plus de personnes prennent conscience que notre Dieu est le Dieu de la paix, le Dieu de la communion et le Dieu de l’unité. La vision de Dieu est que je change, que nous changions, pour que nous devenions plus juste et plus humain ».

 

Une expérience personnelle et collective : la rencontre avec les personnes ayant un handicap mental 

 

Jean Vanier nous parle de l’expérience personnelle qu’il a vécu et qui a été le point de départ du développement des communautés de l’Arche.

« Je vais vous parler  un petit peu de mon expérience. J’étais officier dans la marine. J’ai quitté la marine pour suivre Jésus. J’ai fait des études. Et, en 1964, j’ai découvert les personnes ayant une déficience intellectuelle. Je peux dire que je ne pouvais pas imaginer ce que j’ai vu, combien ces hommes et ces femmes sont humiliés, mis dans de grandes institutions, enfermés, mis de côté. Les parents ont honte d’avoir un enfant comme cela. Ils sont perçus comme débiles, idiots et, à l’école, on se moque d’eux ».

Un  jour, Jean Vanier a été confronté personnellement à cette situation. « J’ai découvert des hommes dans une institution très violente et très fermée. Je sentais que je ne pouvais pas faire quelque chose dans cette institution, mais comme je voulais être disciple de Jésus, j’avais envie de faire quelque chose. Et la seule chose que j’ai fait, c’est de commencer à vivre ensemble avec Raphaël qui avait eu une méningite, qui était fragile, avec Philippe qui avait eu une encéphalite, qui parlait beaucoup. Ils n’avaient pas de famille. Et je ne pouvais pas imaginer qu’ils restent en institution toute leur vie. C’était donc pour moi évident : on allait vivre ensemble.

Et c’était extraordinaire parce qu’on s’amusait. Les personnes qui ont un handicap mental ne sont pas des gens qui vont parler d’économie, de philosophie, de politique.  Ce qu’ils ont envie, c’est de rigoler, d’avoir de la joie, de vivre.  Donc, il y a un langage : le langage de l’affectivité, le langage de la joie, le langage de la célébration. Et, parce qu’évidemment, ces hommes ont changé, ils ont découvert qui ils étaient.

A partir de là, un processus  a commencé et s’est poursuivi dans la communauté de l’Arche.  L’Arche a grandi et aujourd’hui on compte 147 communautés à travers le monde dans des pays aussi différents que le Bangladesh, le Japon, Haïti. Il y a là un même esprit. « L’amour, ce n’est pas faire des choses pour des gens, c’est révéler à chacun : « Tu as une valeur, tu as les dons que tu as, tu as les difficultés que tu as, et derrière tout cela, il y a toi ».

Jean Vanier nous rapporte comment une transformation des mentalités s’est opérée à l’Arche, non seulement chez les aidés, mais chez les aidants. « Au commencement de l’Arche, dans les années 60, les jeunes voulaient un changement dans les universités. Il y avait de la turbulence. Les jeunes ne voulaient pas être coincés par l’autorité, ils voulaient vivre. Alors beaucoup de jeunes sont venus. Mais ils venaient avec la culture (dominante), une culture du succès, du pouvoir. Ils venaient pour faire le bien aux personnes avec un handicap. Mais, ce qui est étonnant, ce sont les personnes avec un handicap qui ont touché le cœur de ces jeunes assistants et assistantes, elles dont le cœur du cœur est leur capacité, leur beauté dans la relation et dans l’amour… Au lieu de vouloir être dans une culture du succès, une culture du pouvoir, ils ont découvert qu’il y avait une autre culture qui est la culture de l’amour, de l’accueil de l’autre, différent. Accepter la différence, accepter que l’autre, avec ses fragilités, avec ses capacités aussi, est une personne. Ce sont les personnes avec un handicap qui changeaient ces jeunes assistants et les rendaient plus humains. Donc, il y a quelque chose de très beau que nous avons découvert : ces jeunes gens, merveilleux en générosité, pouvaient devenir des hommes et des femmes exceptionnels capables d’aimer et de mettre leur intelligence au service de l’autre ».

 

 

La petite voix intérieure

 

« Si la grande question humaine est celle de la liberté, cela nous amène à parler de la petite voix intérieure. Il y a un document de l’Eglise catholique, au Concile Vatican II, qui définit la conscience personnelle. La conscience personnelle, c’est ce qui est le plus important. C’est ce qui donne sa dignité à l’être humain. La conscience personnelle est le sanctuaire sacré où chaque être humain entend la voix de Dieu qui l’oriente vers ce qui est juste, vrai et bon et qui le détourne de la haine et de l’injustice.

Le Mahatma Gandhi a beaucoup parlé de cette petite voix intérieure. Comme beaucoup d’autres hommes, il s’est opposé à la tyrannie de la normalité parce qu’ils voulaient faire ce qui est juste, ce qui est vrai, ce qui est aimant. La petite voix intérieure est comme une attraction vers la justice, comme une fleur qui est attirée vers la lumière, vers le soleil. La petite voix intérieure, qui est le cœur du cœur de l’être humain, c’est la capacité de lutter pour la justice, pour la vérité, pas seulement de lutter, mais de constamment chercher ce qui est vrai, ce qui est juste, pour que nous soyons des hommes et des femmes de paix. Gandhi, Martin Luther King et Mandela, et de grands hommes comme ceux-là, sont tous des hommes qui ont cru qu’ils étaient des êtres uniques et qu’ils étaient libres, libres de ne pas faire comme tout le monde, de ne pas chercher à être acclamés, mais libres comme un être humain ».

« Cette petite voix intérieure, qui est le plus profond de l’être humain, doit être cultivée ». Cette petite voix me permet « d’être libre pour suivre ma conscience, pour œuvrer pour la justice, l’amour et la vérité dans un monde où il y a tellement d’injustice et tellement de peur ».

 

J H

 

(1)            Jean Vanier, fondateur de la communauté de l’Arche, a également écrit de nombreux livres : http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Vanier

(2)            Le parcours de « l’Arche » : http://fr.wikipedia.org/wiki/Communautés_de_l’Arche_(de_Jean_Vanier)

(3)            Par ses prix annuels, la fondation Templeton a mis en valeur des personnalités oeuvrant pour le développement spirituel : http://www.templetonprize.org

(4)            Vidéo sur You Tube : « Jean Vanier parle des grandes questions » : https://www.youtube.com/watch?v=zjga7L82AgM

 

« Tu regardes jusqu’au fond de mon cœur et tu me connais »

 

Autour du psaume 139

 

Dans  une brève vidéo de la série : « Pasteur du dimanche » (1), Ingrid Prat nous dit, avec les paroles du cœur, comment elle ressent et vit le psaume 139 (2). Dieu n’a pas  sur nous un regard intrusif. « Dans la Bible,  connaître c’est rencontrer. Ce psaume nous parle d’un Dieu qui connaît, qui entre en relation, qui partage une existence. Oui, Dieu nous connaît. Il veut nous accompagner, nous rencontrer pour de vrai….

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Ide a regardé cette vidéo et entendu ce commentaire.  Et cela a éveillé en elle une mémoire joyeuse de tout ce qu’elle a reçu à travers ce psaume 139. Elle partage avec nous son expérience :

 

« Pour moi, la psaume 139 a été très, très important.

 

En 1981, j’ai suivi une retraite à la Roche d’or.  J’étais à la chapelle et j’ai reçu cette parole intérieure : « Va et ne pèche plus. Et moi, je t’aime telle que tu es et je serai avec toi tous les jours de ta vie ». Je suis allé en parler avec le conseiller de la retraite et il m’a suggéré de méditer le psaume 139 dans la chapelle. J’ai reçu plusieurs éclairages : remettre de l’ordre dans ma vie, mais aussi la certitude que, même si j’étais handicapée, j’avais du prix aux yeux de Dieu. Je comptais pour lui et il avait besoin de moi.. Il m’avait accompagné depuis le début « en me tissant dans le ventre de ma mère » et je n’avais plus à me révolter contre mon handicap et la manière dont celui-ci avait été reçu dans ma famille.

 

Ce psaume a continué son œuvre. Quand je suis venu accompagner ma mère malade et âgée à partir de 2002, il y avait encore chez moi un peu de ressentiment vis-à-vis de mes parents. A cette époque, je suivais régulièrement des retraites et, à l’une d’elle, j’ai eu la conviction que je devais entièrement pardonner à mes parents. J’ai rencontré à nouveau le psaume 139 : « Si  je dis : « Que l’obscurité m’engloutisse, qu’autour de moi, le jour se fasse nuit », pour toi, l’obscurité devient lumière et la nuit, claire comme le jour ; ténèbres et lumière,  pour toi, c’est pareil » (traduction en français courant). En lisant et en   relisant ces versets, mon amertume a complètement disparu.

 

Quelques années plus tard, à l’occasion d’une maladie, ce psaume m’a à nouveau parlé : « O Dieu, regarde jusqu’au fond de mon cœur et sache tout de moi. Mets moi à l’épreuve. Reconnais mes préoccupations profondes. Vois bien que je n’ai pas adoré de faux dieux et conduis moi sur le chemin qui a toujours été le tien ». J’avais subi un examen et on ne voulait pas me donner les résultats en mains propres. Je me suis douté que mon  problème de santé était sérieux. C’était effectivement un cancer. A partir de là parole de ce verset, j’ai ressenti une protection et je me suis senti protégée et portée pendant toute la période critique jusqu’à la guérison complète.

 

En écoutant aujourd’hui ce psaume 139 et le commentaire d’Ingrid Prat en vidéo, la mémoire de tout ce que j’ai reçu à travers ce psaume est remontée.  Ce psaume m’a rappelé que Dieu m’aimait et m’avait créée telle que je suis, handicapée, limitée, mais sous son aile protectrice. J’ai du prix à ses yeux.  Ingrid Prat nous dit très justement que Dieu est toujours là, et qu’en nous connaissant, il partage notre existence et veut nous rencontrer pour de vrai. C’est bien ainsi qu’on choisit la vie… »

 

Ide

 

(1)            « Pasteur du dimanche » : chaque semaine, une brève méditation en vidéo : https://www.youtube.com/playlist?list=PL6F0WgMatbJUxPNorU-tyfYon2NQBXsRG

(2)            « Un Dieu qui VOIT tout ? » Ingrid Prat 15 février 2015 : https://www.youtube.com/watch?v=lWdXSnmu6Cs

 

Sur ce blog : présentation d’une autre méditation vidéo de la chaine : Pasteur du dimanche : « Face à la détresse du monde » (« Sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? » par Nadine Heller) : https://vivreetesperer.com/?p=1643

 

Sur ce blog, voir aussi d’autres contributions de Ide :

« La traversée d’une maladie » : https://vivreetesperer.com/?p=566

« Passer du temps avec des malades alzheimer » : https://vivreetesperer.com/?p=559

 

Venir en aide aux adultes vulnérables. La protection des personnes majeures

D’un emploi salarié dans les prestations de presse à un métier dans la protection des personnes.

Au long des années, Pierre-Henri Chaix en est venu à s’intéresser de plus en plus à la condition des personnes adultes en difficulté.

Professionnellement, pendant vingt-cinq ans, il a travaillé dans le domaine de la presse et de l’édition, et, dans ces dernières années, à la réalisation de revues de presse numériques. Parallèlement, Pierre-Henri est très actif dans la communauté chrétienne locale, et là, il anime un groupe d’hommes pour la plupart isolés. Il suit également un groupe de personnes qui, présentent un handicap mental. Progressivement, Pierre-Henri s’est intéressé à la question des personnes vulnérables. Et, pour celles avec qui il est en contact, il les a accompagnées parfois chez leurs tuteurs.

On estime aujourd’hui aux alentours d’un million, le nombre de personnes sous protection judiciaire, qui, pour la moitié, sont prises en charge par des tuteurs ou curateurs appartenant à la famille, et, pour l’autre moitié, par des mandataires qui peuvent être, soit des associations, soit des personnes déléguées dans des établissements de santé (hôpitaux, maisons de retraite), soit des mandataires privés. L’encadrement juridique des personnes majeures vulnérables a été remanié par la loi de 2007. Cette loi a mis l’accent sur la protection des personnes alors que les lois antérieures étaient plutôt centrées sur la gestion des biens. « La loi française avant 2007 parlait d’incapables. La nouvelle loi parle d’adultes majeurs protégés » ».

La loi prévoit qu’on puisse mettre en place une mesure de protection judiciaire lorsqu’une personne n’est plus en mesure d’exprimer sa volonté ou de la mettre en oeuvre conformément à ses intérêts.

« Par exemple, Clémentine, qui a vingt-neuf ans, réside dans une maison d’accueil spécialisée et elle a un handicap qui l’empêche de s’exprimer oralement. N’étant pas en mesure de travailler, elle perçoit une allocation d’adulte handicapé et bénéficie d’une aide au logement qui lui permettent d’assurer la prise en charge des frais de résidence spécialisée. La justice l’a placée sous tutelle auprès d’une association.

Pierre, qui a quatre-vingt ans, souffre de la maladie d’Alzheimer avec actuellement une dégradation des capacités cognitives.  Au stade actuel, son épouse doit prévoir pour lui une situation d’hébergement spécialisé qui l’oblige à vendre sa maison pour faire face au coût. La réalisation de cette vente requiert une mise sous protection judiciaire qui, en l’espèce, sera confiée à l’épouse ».

Pierre-Henri était en transition sur le plan professionnel suite à un licenciement douloureux. Il a commencé à évaluer le marché du travail salarié pour se rendre compte rapidement à quarante-neuf ans de la quasi-impossibilité de retrouver un emploi comparable à celui qu’il avait auparavant : directeur de département. Assez vite, il a acquis la conviction qu’il fallait qu’il se mette à son compte. Assez spontanément, il a cherché à trouver une activité dans son domaine de compétence : la presse, mais cela n’a pas abouti dans des conditions raisonnables. Il a donc bifurqué vers la gestion de patrimoine, mais ces contacts professionnels l’entraînaient vers le grand ouest parisien, très loin de son environnement local. Dans un souci de trouver un bon équilibre sur le plan personnel et sur le plan économique, Pierre-Henri s’est concentré sur ses domaines de compétence. Et naturellement, à partir de l’expérience qu’il avait dans le domaine de l’accompagnement de personnes en difficulté, il a décidé d’en faire son métier. Il a suivi en conséquence une formation professionnelle de mandataire judiciaire à la protection des majeurs. Il a eu aussi l’occasion de pratiquer le métier dans un hôpital psychiatrique pendant trois mois. « C’est un métier extrêmement prenant parce qu’on est souvent dans une logique d’urgence. Et d’autre part, c’est un métier passionnant parce qu’on est confronté à des personnes très diverses qui affrontent des problèmes très variés. Il y a dans ce métier un défi constant, que j’ai toujours apprécié dans le personnage de Zorro ( !), et on est constamment sur la brèche pour débrouiller des situations inextricables ». Pierre-Henri vient d’obtenir la certification professionnelle de mandataire judiciaire pour la protection des majeurs (MJPM) et met en place son activité professionnelle.

Dans cette profession, le rapport humain est essentiel. « L’écoute est fondamentale. Dans ce domaine, il y a une interaction très forte avec les pathologies. Par exemple, je me suis occupé d’une personne d’une quarantaine d’années qui, de fait, mentait tout le temps, et, pour autant, il fallait quand même arriver à savoir quelles étaient ses aspirations. J’ai déjà évoqué Clémentine qui n’est pas capable de parler, mais, avec de la pratique et de l’expérience, on arrive à comprendre ce qu’elle souhaite et à lui permettre de participer aux décisions qui la concernent. Il est également absolument essentiel, et c’est d’ailleurs devenu une obligation dans la loi de 2007, d’obtenir l’adhésion des personnes,  de leur communiquer toutes les informations dès lors qu ‘elles peuvent les recevoir et de les faire participer à leurs mesures de protection ».

Sur le plan économique, ces métiers ne sont pas très rémunérateurs, mais, pour Pierre-Henri, il trouve là une voie qui correspond à ses aspirations. Il a très mal vécu ses dernières années en qualité de salarié, aussi lorsqu’il évoque son nouveau travail, un mot lui vient à l’esprit : « Libéré ! », malgré les difficultés économiques à surmonter.

Contribution de Pierre-Henri Chaix

Dedans… Dehors ! : Face à l’exclusion, vivre une commune humanité

 

Avons-nous tendance à nous installer dans un groupe en ignorant ou en rejetant ceux  qui sont à l’extérieur ? Sommes-nous enclins à catégoriser les gens en termes contraires jusqu’à la position extrême : les bons et les méchants ? Ou bien, à l’inverse, sommes-nous disposés à la bienveillance vis à vis de ceux qui nous entourent en reconnaissant la diversité des comportements. Notre attitude dans la vie sociale dépend évidemment de nos mouvements intérieurs qui s’inscrivent dans les dimensions psychologique et spirituelle de notre être. Comment gérons-nous l’agressivité et l’angoisse ? Y a-t-il en nous un courant de vie positive qui s’exprime dans l’empathie et la sympathie ?

Cependant, quelque soit notre attitude personnelle, nous sommes confrontés au climat des groupes sociaux dans lesquels nous vivons. Cette ambiance exerce sur nous une influence dont nous avons plus ou moins conscience et face à laquelle nous ne sommes pas toujours en mesure d’opposer une réflexion critique ? Et pourtant, lorsqu’on y réfléchit, la manière de vivre dans un groupe en opposant plus ou moins consciemment les gens qui sont dedans à ceux qui sont dehors, en termes positifs pour les uns, négatifs pour les autres, est beaucoup plus répandue qu’on ne l’imagine.

 

L’exclusion : une question sociale très actuelle .

 

Les historiens nous décrivent le mépris orgueilleux affichés par la classe dominante vis à vis des pauvres et des exclus dans différents contextes de notre passé. Le livre de Guillaume Le Blanc : « Que faire de notre vulnérabilité ? » (1) nous montre combien le phénomène de l’exclusion est encore très présent aujourd’hui en décrivant et analysant les processus correspondants. « Aujourd’hui nombreux sont ceux qui ont le sentiment d’être exclus, d’être rejetés du mauvais côté de la frontière. Nombreux sont ceux également qui redoutent de l’être… La crainte de l’exclusion ne porte pas seulement sur ce qu’elle entraîne dans les conditions d’existence, mais aussi sur une perte d’humanité… Dans l’effroi de l’exclusion, le sentiment même d’une communauté des vies humaines est potentiellement annulé.. . Exclure ne revient pas seulement, de ce fait, à tracer une ligne entre dedans et dehors, mais à contester le caractère pleinement humain de celles et ceux qui sont perçus, à tort ou à raison, comme étant dehors » (p 26-27). Une frontière est érigée. « L’exclusion précipite l’exclus au delà de la frontière et crée un fossé entre celles et ceux qui sont dedans et celles et ceux qui sont dehors » ( p 26). Si, comme « sujets travailleurs, raisonnables, citoyens, cherchant, dans le centre de nos ville, plaisir de vie », nous nous protégeons par un sentiment de supériorité vis à vis des exclus, le remède n’et-il pas dans une conception de l’homme qui accepte de reconnaître sa propre vulnérabilité. « Contre la suffisance d’une communauté qui se proclame invulnérable, l’accueil de l’exclu fait advenir une autre humanité, vulnérable tout autant qu’imprévisible » (p.211).

 

Hors de l’Eglise, point de salut… !?

 

Dedans. Dehors. Un autre exemple se présente à nous. Il est emprunté au domaine religieux.

Au long des siècles, l’Eglise a été le berceau d’œuvres charitables. Mais il y a aussi la mémoire d’une puissance qui imposait sa loi. Un historien, Jean Delumeau, nous rapporte la présence d’une culture de la peur fondée sur la menace de l’enfer, une exclusion éternelle. Certes, on doit éviter de généraliser et de caricaturer, mais il y a bien eu des théologiens qui ont transposé la violence de leur époque, violence du pouvoir et violence des mœurs, dans leur conception de Dieu et de la destinée humaine (2). On se rappelle l’adage : « Hors de l’Eglise, point de salut ». Bien sûr, les mentalités ont considérablement évolué, mais la croyance en une division entre « sauvés et perdus » persiste encore dans certains cercles chrétiens. Là ou elle est latente, les non croyants ne sont pas perçus comme des personnes à part entière où l’Esprit est à l’œuvre, mais, plus ou moins, comme des gens à convertir. Alors l’Eglise se vit en terme de dedans par rapport au dehors. Quelle différence avec l’attitude de Jésus qui s’en va à la rencontre des « pécheurs et des publicains ».

 

Jésus en lutte contre les forces d’exclusion

 

Jürgen Moltmann nous aide à sortir d’une catégorisation qui engendre l’exclusion. Théologien, il rejoint l’analyse du philosophe, Guillaume Le Blanc, lorsqu’il écrit  dans un livre : « Jésus, le messie de Dieu » (3) : « Dans toute les sociétés, il existe les catégories alpha qui déterminent ce qui doit être considéré comme bon et ce qui doit être considéré comme mauvais. Et il existe les catégories oméga dont la bonne société doit se démarquer parce qu’elle représente ce qui est mal . Lorsque cette dualité conduit à la formation de classes commence alors une lutte sans pitié des « bons » contre  les « mauvais ». (p166) Dans les récits des Evangiles, le concept de pécheur a une signification sociale comme le montrent les couples de concepts : bien portants-malades, justes-pécheurs, pharisiens-publicains ». De fait, les pécheurs sont des juifs qui ne sont pas en mesure d’observer la Torah.

Or Jésus déclare qu’il est venu appeler non pas des justes, mais des pécheurs (Marc 2.17). « En entrant dans la compagnie des pécheurs et des publicains, Jésus s’engage dans un conflit social à connotation religieuse qui creuse un  abîme entre justes et injustes, entre bons et mauvais… Les justes revendiquent pour eux-mêmes la justice de Dieu et imposent socialement leur système de valeurs. De même que la « possession de la richesse » fait que les pauvres restent pauvres, de même, la « possession du bien » creuse le fossé entre les bons et les mauvais, et fait que les mauvais restent mauvais ».

Jésus prend parti en faveur des discriminés. « En faisant cela personnellement, il leur révèle, à eux et à ceux qui les oppriment, la justice messianique de Dieu qui, par le droit de la grâce, rend juste ceux qui sont injustes, bons ceux qui sont mauvais et beaux ceux qui sont laids. Il s’agit là d’une attaque en règle contre la morale religieuse et bourgeoise ».

Jésus va à la rencontre des exclus, partage la table des pécheurs et des publicains. « Jésus anticipe le festin des justes dans le royaume de Dieu et fait ainsi lui même la démonstration de ce que signifient l’accueil  par le Dieu de miséricorde et le pardon des péchés.  Etre invité au grand festin du Royaume de Dieu… Jésus célèbre le repas des temps messianiques avec les discriminés de son temps. S’il est le Fils de Dieu messianique, il représente ainsi le comportement de Dieu lui-même » (p166).

L’attitude à laquelle Jésus nous invite dans les Béatitudes (Matthieu 5.1-11) va dans le même sens. Il s’adresse à un peuple divers confronté à de nombreuses difficultés. Il aide chacun à reconnaître ses vulnérabilités, mais aussi les dons qu’il a reçus. Il répand un courant de vie.

 

Pour une commune humanité, accepter nos vulnérabilités

 

Dedans. Dehors. Nous sommes fréquemment confrontés en nous même et dans les groupes sociaux où nous vivons à des tentations de repli, à des attitudes d’exclusion. Nous observons les mêmes tendances à une échelle plus vaste dans le champ politique. C’est le cas, par exemple, dans la manière de considérer les étrangers .

En regard, l’Evangile nous apporte un souffle d’universalité. C’est la source d’une dimension fraternelle.

En analysant les processus d’exclusion et les dispositions d’esprit qui les favorisent, Guillaume Le Blanc apporte une compréhension qui est aussi un horizon de vie et d’action : « L’angoisse d’être exclus, la hantise d’être débarqué, la peur de tomber, n’ont jamais imprimé aussi fortement nos vies. D’où vient ce sentiment de vulnérabilité et que peut-on en faire ? Au moment même où il semble nous priver de tout pouvoir, il nous faut reconnaître notre commune fragilité et l’irréductible humanité de ceux qui ont déjà été rejetés » (en couverture). Et il nous invite à un nouveau regard : « C’est seulement en reconnaissant que nous sommes vulnérables que nous pourrons affronter l’exclusion et la comprendre malgré tout comme une possibilité humaine et aussi comme une possibilité de vie humaine «  (p22).

Il y a bien des exemples où cet esprit est à l’œuvre. C’est le cas par exemple dans les « communautés de l’Arche », mais aussi dans de nombreuses associations. Dans un livre récent : « le grain de sable et la perle », Laurent de Cherisey, bien connu pour l’œuvre remarquable qu’il a accompli pour faire connaître des pionniers du développement social et environnemental à travers le monde, « les passeurs d’espoir », nous raconte comment, à partir d’un accident intervenu dans sa famille, il a été amené à s’engager dans la réalisation d’un lieu de vie pour accueillir des handicapés à la suite d’un traumatisme cranien. Son témoignage rejoint la réflexion de Guillaume Le Blanc : « Les personnes handicapées m’on fait le merveilleux cadeau de découvrir que nos fragilités ne sont pas un mal honteux à dissimuler, mais des opportunités de fécondité. Dans l’alliance de nos vulnérabilités se tissent les liens de fraternité les plus solides. La force de notre société dépend de leur qualité » (p145).

 

Des questions à se poser

 

En quoi cette réflexion peut-elle nous concerner personnellement ? Je suis attristé lorsque j’approche un milieu dont je sens qu’il est plus ou moins fermé vis à vis du monde extérieur. Je ressens la violence des attitudes d’exclusion. Quelle perte par rapport au potentiel qu’engendre l’ouverture ! Et puis, dans certaines circonstances, comme une moindre forme physique, un temps de maladie, l’impact d’un deuil, je puis ressentir l’indifférence de certains comme pouvant entraîner mon exclusion de certains circuits. Pour une part, nous avons l’habitude de communiquer dans une expression de nos capacités.  On peut appréhender le devenir de cette communication si ces capacités se trouvent quelque part limitées. Des relations équilibrées impliquent le partage non seulement des produits de notre créativité, mais aussi une expression partagée de nos manques et de nos besoins.  Les Béatitudes exprimées par Jésus : bienheureux les pauvres, bienheureux les doux, bienheureux ceux qui suscitent la paix décrivent un style de communication qui s’opposent à la violence de ceux qui se croient forts et permettent à leur agressivité de se manifester en terme d’exclusion. Elles impliquent une reconnaissance de nos manques. Lorsque Guillaume le Blanc nous invite à accepter nos vulnérabilités , de fait à nous accepter tel que nous sommes avec nos dons et nos manques, il  nous montre les incidences de cette attitude non seulement pour nous même, mais pour la vie sociale. C’est ainsi que se manifeste une vraie humanité. Voilà de bonnes questions à nous poser. Parlons en !

 

JH

 

(1)            Le Blanc (Guillaume). Que faire de notre vulnérabilité ? Bayard, 2011. Guillaume Le Blanc est professeur de philosophie à l’université de Bordeaux III Il est notamment l’auteur de « Dedans, dehors. La condition d’étranger (Seuil). Nous avons découvert ce livre à travers un commentaire de Ségolène Royal.

(2)            A travers son œuvre, le théologien Jürgen Moltmann nous aide à comprendre comment les  conditions du pouvoir et l’état des mentalités ont influencé les doctrines émises par certains théologiens menant ainsi à une pensée d’exclusion. Voir le blog sur la pensée de Moltmann : L’Esprit qui donne la vie. http://www.lespritquidonnelavie.com/

(3)            Moltmann (Jürgen). Jésus, le messie de Dieu. Cerf,1993

(4)            Cherisey (Laurent de). Le Grain de sable et la Perle. Quand les personnes handicapées nous redonnent le goût du bonheur. Presses de la Renaissance, 2011. Du même auteur : Passeurs d’espoir (2 vol.), 2005-2006.  Recherche volontaire pour changer le monde, 2008. Laurent de Cherisey est cofondateur de l’association Simon de Cyrène.