Une nouvelle manière d’être et de connaître / 3 Vers un nouvel usage et un nouveau visage du savoir

« Petite Poucette » de Michel Serres

 

Désormais, à travers la Toile, nous avons accès à un savoir objectivé et organisé . Et, en même temps, l’usage de ce savoir développe les compétences des usagers. Certes, on entend bien qu’un accompagnement pédagogique est nécessaire. Michel Serres évoque l’invention de la pédagogie par les grecs au moment où est intervenue l’invention de l’écriture. Mais il affirme aussi sa confiance dans l’évolution naturelle des usages : « Ne dites surtout pas que l’élève manque des fonctions cognitives qui permettent d’assimiler le savoir distribué notamment à travers internet puisque justement ces fonctions se transforment avec le support et par lui. Par l’écriture et par l’imprimerie, la mémoire, par exemple, muta au point que « Montaigne voulut une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine » (p 20).

 

Le nouveau mode d’accès à la connaissance n’est-il pas accompagné par une transformation dans notre maniement de celle-ci et aussi dans notre fonctionnement mental ? Michel Serres nous ouvre à la compréhension des transformations en cours. Cette découverte est impressionnante. Puisque les nouveaux modes d’accès nous aident à assumer des fonctions que jusqu’ici nous avions assumées seuls et à coût élevé, Ils nous déchargent de certaines obligations et ouvrent la voie au développement de facultés nouvelles qui, jusque là, étaient latentes. « Entre nos mains, la boite ordinateur contient et fait fonctionner ce que nous appelions jadis nos  « facultés » : une mémoire plus puissante mille fois que la notre, une imagination garnie d’icônes par millions, une raison aussi puisque autant de logiciels peuvent résoudre cent problèmes que nous n’aurions pas résolus seuls… Que reste-t-il ? L’intuition novatrice et vivace. Tombé dans la boite, l’apprentissage nous laisse la joie d’inventer » (p 28). Petite Poucette médite : « Ma pensée se distingue du savoir, des processus de connaissance maintenant externalisés dans l’ordinateur… Mieux, je pense, j’invente si je me distance ainsi de ce savoir et de cette connaissance… » (p 34). Dans l’espace ainsi ouvert par une décharge des tâches anciennes, un potentiel nouveau se révèle ». N’ayant pas à travailler dur pour apprendre le savoir puisque le voici jeté là… objectif, collecté, collectif, connecté, accessible à loisir », la voie est ouverte pour « une intelligence inventive, une authentique subjectivité cognitive ».

 

Et, par ailleurs, cette mutation de la communication n’entraîne pas seulement une révolution mentale, elle induit des transformations profondes dans l’organisation des savoirs eux-mêmes, par exemple leur mode de présentation, et même la manière dont ils mettent en œuvre les processus de la pensée.

 

Sur ces questions qui vont si loin, Michel Serres émet des réflexions profondes et brillantes. Ces quelques pages modifient notre entendement et nous interrogent. Et, de plus, les formules imagées de Michel Serres induisent des prises de conscience. Il nous montre que notre rapport au savoir change . Autrefois, le savoir rare, monopolisé par une élite, était en même temps sacralisé. Tout a changé. « Nous obéissions au savoir auquel les maîtres eux-mêmes se soumettaient. Eux et nous, le considérions comme souverain et magistral.. En hautes majuscules, la philosophie parlait même parfois du Savoir absolu. Il exigeait donc du dos une inclination soumise comme celle de nos ancêtres, courbés devant le pouvoir absolu des rois de droit divin… « (p 38)

Michel Serres nous décrit une transformation des attitudes . Il y a une « libération des corps ». On a quitté l’époque où « la focalisation de tous vers l’estrade…reproduit dans la pédagogie celle du prétoire vers le juge, du théâtre vers la scène, de la cour royale vers le trône, de l’église vers l’autel, de l’habitation vers le foyer…de la multiplicité vers l’un. Sièges serrés, en travées pour les corps immobilisés de ces institutions cavernes » (p 39). Mais aujourd’hui, dans l’aise de l’accès au savoir, « les corps se mobilisent, circulent, gesticulent, appellent, s’interpellent… » (p 40). C’est une réalité nouvelle que Michel Serres nous décrit dans une brillante et étonnante formule : « Jadis prisonniers, les Petits Poucets se libèrent des chaînes de la caverne multimillénaire qui les attachaient, immobiles et silencieux, à leur place, bouche cousue, cul posé » (p 41).

 

En profondeur, ce sont les attitudes mentales qui se transforment.Les modes de connaissance changent, et avec eux, l’organisation même du savoir. Ainsi, l’ordre qui quadrillait le savoir est en train de s’effacer. C’est un changement à la fois social et intellectuel que Michel Serres observe en mettant en cause les cloisonnements universitaires (p 41-42). « Pratique et rapide, l’ordre peut emprisonner  pourtant. Il favorise le mouvement, mais à terme, il gèle… Le disparate a des vertus que la raison ne connaît pas. L’air pénètre dans le désordre comme dans un appareil qui a du jeu. Or ce jeu provoque l’invention…. Il faut changer de raison. Le seul acte intellectuel authentique, c’est l’invention » (p 44- 45). Il critique les excès de l’abstraction. « L’idée abstraite revient à une économie grandiose de la pensée… ». Elle maîtrise la complexité du réel, mais au prix d’un appauvrissement de notre prise en compte de celui-ci . « L’objet de la cognition vient de changer. Nous n’avons pas un besoin obligatoire de concept. Parfois, pas toujours. Nous pouvons nous attarder aussi longtemps que nécessaire devant les récits, les exemples et la singularité, les choses elles-mêmes… Du coup, le savoir offre sa dignité aux modalités du possible, du contingent, des singularités. Encore une fois, certaine hiérarchie s’effondre… L’ordre des raisons encore utile, certes, mais parfois obsolète, laisse place à une nouvelle raison, accueillante au concret singulierau récit » (p 46-47).

 

J.H

 

Suite des deux précédentes livraisons sur ce ce blog : La grande mutation dans la transmission des savoirs. Vers une société participative. Prochaine livraison : un regard nouveau pour un monde nouveau.

La tête et le cœur

Aujourd’hui, de plus en plus, la spiritualité se conjugue avec l’expérience. Cette expérience met en jeu toutes les dimensions de notre être : le corps et l’esprit, la tête et le cœur. Cependant des représentations peuvent faire encore barrage. En effet, si le changement culturel opérant à partir de registres convergeant, amène de plus en plus une reconnaissance des interrelations entre les différents aspects de notre être, il y a aussi dans notre héritage des philosophies antagonistes qui, pendant des siècles, ont prôné la séparation et une hypertrophie du mental par rapport aux autres dimensions de l’être humain. C’est pourquoi, aujourd’hui encore, dans certains milieux « rationalistes » comme dans certains cercles chrétiens où l’exercice de la foi s’opère principalement à travers une réflexion intellectuelle, on observe des réserves vis à vis de l’expérience spirituelle. Et nous pouvons éprouver en nous même des résistances issues de ces représentations. Il est donc important d’en comprendre l’origine pour pouvoir vivre pleinement ce que l’Esprit nous apporte à travers l’expérience.  Deux auteurs : Jürgen Moltmann et Leanne Payne,  nous apportent sur cette question des éclairages pertinents.

 

La séparation entre l’âme et le corps.

 

Ainsi Jürgen Moltmann montre comment la philosophie platonicienne a profondément influencé le christianisme occidental (1) Platon proclame l’excellence d’une âme immortelle. « Si l’homme cherche son identité dans l’âme et non dans le corps, il se trouve lui-même immortel et immunisé contre la mort ». A cette supériorité  de l’âme correspond une infériorité du corps, voire un quasi rejet. « Elle enlève à la vie corporelle tout intérêt vital et dégrade le corps en une enveloppe indifférente de l’âme ».

Le dualisme entre le corps et l’âme « sera transposé par Descartes dans la dichotomie moderne du sujet et de l’objet ». C’est seulement la pensée excluant la perception sensible qui induit la conscience de soi. Le sujet pensant exerce un commandement sur son corps et par extension sur la nature.

En regard, Jürgen Moltmann adhère à une anthropologie biblique. L’homme, « engagé dans une histoire divine » apparaît toujours comme un tout et s’inscrit dans des relations existentielles. C’est en terme d’alliance qu’on doit concevoir la relation entre l’âme et le corps.

 

La déchirure entre la tête et le cœur.

 

En analysant les obstacles à la prière d’écoute (2), Leanne Payne évoque une « déchirure grave entre la tête et le cœur ». Comment puis-je entendre Dieu, si « je n’intègre pas correctement mes capacités intuitives et imaginatives à mes facultés objectives et rationnelles pour les utiliser dans un juste équilibre ».

Ce dysfonctionnement est liè à ce qu’elle appelle la « faille cartésio-kantienne » entre la pensée et l’expérience. L’héritage intellectuel de Descartes et de Kant a engendré chez beaucoup de chrétiens une déchirure « se caractérisant par le fait qu’ils acceptent une connaissance conceptuelle au sujet de Dieu comme réalité tout en niant simultanément les manières élémentaires d’aimer Dieu, de le connaître et de marcher avec lui, ces dernières étant plus étroitement liées à la connaissance intuitive sans laquelle nous perdons les bienfaits de la raison et ceux de la connaissance conceptuelle » .

« En niant les manières intuitives de connaître, nous ne pouvons plus entendre la voix de Dieu. ».

« A l’inverse de l’idéologie kantienne, les chrétiens affirment que Dieu lui même nous parle d’une manière dont il nous donne le modèle dans l’écriture. Il a façonné nos âmes et nous a donné des oreilles et des yeux spirituels, enracinés dans le fait qu’il vit en nous et nous en lui, afin que nous le voyions, l’entendions et le connaissions ».

 

Notre propos ici n’est pas de traiter de l’expérience et des conditions de son authenticité spirituelle, mais simplement d’éclairer et donc de lever les barrières culturelles qui peuvent s’y opposer. Oui, c’est en terme de réciprocité que nous percevons la relation entre notre âme et notre corps, entre notre tête et notre cœur.

 

Leanne Payne raconte qu’une personne ayant découvert le chemin de la prière d’écoute s’attira cette remarque acerbe : « Je vois, vous avez maintenant une ligne directe avec Dieu ». Une amie me disait récemment qu’elle hésitait à faire connaître ce blog parmi les membres d’un groupe chrétien (catholique) très centré sur la réflexion à travers l’étude de livres. Elle pensait que, pour certains de ces membres, le blog leur apparaîtrait comme trop tourné vers l’expérience. Quel est notre vécu à ce sujet ? Quels sont nos cheminements ?

 

JH

 

(1)            Cette analyse est développée à plusieurs reprises par Jürgen Moltmann. A propos de cette œuvre :  www.lespritquidonnelavie.com

(2)            Payne (Leanne). La prière d’écoute. Raphaël, 1994 (p.141-143)